vendredi 28 mai 2010

2016, le bout du tunnel

Le Sarkozysme, en tant que mode de gouvernance, a ceci de particulier: il est à la fois imprévisible et cousu de fil blanc.
Imprévisible car le Président de la République française conçoit son mandat comme un plan média avec des séquences qui sont prévues soit des mois à l'avance, soit sous quarante-huit heures. Ces séquences, très rapprochées et de nature coq-à-l'ânesque, ont pour effet de surprendre à la fois médias et adversaires politiques.
Cousu de fil blanc car ces séquences s'inscrivent ouvertement, et même parfois outrageusement, dans le cadre d'une tentative permanente de conquérir l'opinion, soit par segment, soit de façon transversale. Avec, en ligne de mire, la présidentielle de 2012. Et rien d'autre.
Suite à la déculottée historique de la majorité aux élections régionales on a assisté au déclenchement d'une phase "reconquête-de-l'électorat-de-droite" également désignée sous les termes de "retour-aux-fondamentaux". Foin du dépassement des clivages, du "ensemble, tout devient possible", trêve de billevesées, donc, on attaque dans le dur: la droite, se dit-on à l'Elysée, depuis toujours c'est l'obsession de l'ordre, la tendresse pour la ruralité, et la propension à proposer des options économiques "responsables". Alors exeunt les préoccupations écologiques et la "réforme du capitalisme", on va parler flicaille, soutien aux agriculteurs et tiens, ça c'est une bonne idée, on va s'occuper du "problème des retraites".
C'est une bonne idée car malgré sa complexité, ce dossier porte en germe ce qu'on appelle un élément "clivant": l'âge légal de la retraite. Peu importe que cet âge légal soit, dans les faits, souvent trop peu atteint - la retraite anticipée, alternative présentable, et de surcroît subventionnée, à un coûteux licenciement sec, peu importe que cet arbre cache la forêt des questions de la pénibilité et de la variabilité de l'espérance de vie... La mise en avant de cette question présente deux avantages: un, elle escamote habilement celle des sources de financement alternatives à la masse salariale; deux, "la-retraite-à-soixante-ans" est un symbole à gauche.
Bingo: tandis que la direction du PS monte sur ses ergots pour défendre ce symbole, la droite se targue de "briser un tabou" (tout en faisant semblant d'avoir envisagé cette option en dernier recours, alors qu'en fait elle ne pense qu'à ça depuis le début). Chacun retrouve ses marques sans trop se fouler. Net net, Sarkozy continue sa reconquête du "peuple de droite", et c'est ça qui compte pour l'instant.
Mais le côté "clivant" de l'âge de la retraite ne présente pas, à terme, que des avantages. Après tout, de nombreux électeurs de droite sont salariés. Et par ailleurs, aussi convaincu qu'on puisse paraître de sa propre toute-puissance, il faut se rendre à l'évidence: le problème du revenu des agriculteurs est plus durable que leur gestion des sols, et les initiatives sécuritaires patinent ouvertement dans la semoule. Sur les "fondamentaux", ça sent un peu l'échec, somme toute. Il serait grand temps de se dégotter un vrai succès...
Mais...? Quelle est cette clameur de joie qui monte ce jour du peuple d'en bas, du milieu, d'en haut?...
"OUAIIIIS!!! ON-A-GA-GNE!!!!"
Quoi, demandez-vous? Enfin pardi, mais bien sûr: la France va héberger, en 2016, la coupe de l'UEFA!
Et tout ça grâce à qui, hmm? La preuve, Il est allé Lui-même défendre la cause de la patrie à Genève, ce jour, coiffant au poteau les perfides Ottomans et les futiles Transalpins. " (...) C'est bien qu'il soit venu. Si Nicolas (Sarkozy) n'avait pas été là, la Turquie aurait certainement gagné" admet Michel Platini, président de l'UEFA. Et ça, reconnaissons-le, ç'aurait été affreux.
Alors du coup, l'avenir s'éclaire. 2016, certes, c'est loin, mais quelle belle lueur au bout de ce long tunnel... Car dans la minute qui a suivi l'annonce de cette grande victoire, on a pu en apercevoir les fruits merveilleux: sept stades à rénover, quatre à construire, sans compter les infrastructures de transport public qu'on créera à l'occasion - jusque là, ces projets d'infrastructure semblaient bien dispendieux mais là, vous pensez bien, on ne va pas mégoter. Toutes activités qui vont générer des emplois dans le BTP, bien sûr, même si les recettes sociales qui devraient aller avec risquent de manquer un peu - le BTP a une réputation qu'il ne saurait trahir. Et puis, des semaines durant, des centaines de milliers de supporters des quatre coins du continent viendront nourrir une ambiance bon-enfant, joyeuse mais digne, toute de fraternité et de tolérance. Le tout pour quelques centaines de millions d'euros de dépenses publiques, une paille.
Le spectacle footballistique comme dérivatif à une morosité qui, si on n'y prend garde, peut dégénérer en ressentiment politique, le constat n'est pas nouveau. Le simple fait de l'énoncer est même un lieu-commun usé jusqu'à la corde... mais ce lieu-commun a sa part de vérité. "J'entretiens onze imbéciles pour en calmer neuf cents", disait le personnage joué par Jean Bouise - propriétaire du club de foot et de l'usine du coin - dans "Coup de tête" de Jean-Jacques Annaud (1979)...Dans le cas qui nous occupe, ça fait un peu plus de monde à calmer.
Mais par les temps qui courent, montrer qu'on a "la gagne" sur des enjeux aussi considérables que le foot, c'est toujours bon à prendre. A la fois imprévisible et cousu de fil blanc, je vous dis.
Allez, salut

vendredi 14 mai 2010

Burkina Faso: l'homme qui arrêta le désert

«Succès tangible dans la lutte contre la désertification » : si ce titre devait apparaître ici ou là dans les médias, on peut raisonnablement penser qu’il coifferait un article évoquant une prouesse technologique ou scientifique facilitée par un apport massif de fonds, publics ou privés. De l’UNESCO à la Fondation Jacques Chirac – la première depuis 1977, la seconde depuis moins longtemps, forcément – nombreuses sont les institutions qui s’efforcent de combattre ce drame des pays sub-sahariens. Avec plus ou moins de bonheur et plutôt moins que plus, a priori, tant, il est vrai, sont nombreuses les données de l’équation: changements climatiques, déboisement accru dû à la pression démographique, surexploitation pour les monocultures destinées à l’exportation (encore un effet de la « mondialisation heureuse » chère a Alain Minc) et donc appauvrissement des sols, etc. Cependant, toutes choses égales par ailleurs, on aurait pu espérer que les myriades d’ingénieurs agronomes, de chimistes, de botanistes que les universités du monde entier produisent chaque année aient pu, depuis tout ce temps, trouver une solution technique au problème de la désertification - à défaut de résoudre les questions politico-sociales, économiques et climatiques qui en sont la cause profonde. Une solution technique aisément applicable dans les pays victimes du phénomène, bien sûr, sans quoi elle n’aurait aucun intérêt.
« Succès tangible dans la lutte contre la désertification » annoncerait donc l’histoire exemplaire d’une équipe de scientifiques opiniâtres et talentueux n’ayant compté ni leurs heures ni l’argent de leurs sponsors. S’ensuivrait l’annonce de la mise en place d’un vaste et dispendieux plan de mise en œuvre avec budget et comité international de suivi. Ce serait une histoire qui se passerait quelque part dans un pays « développé ». Enfin, normalement.

Car cette histoire a véritablement eu lieu – on a trouvé une solution technique peu onéreuse et efficace face a la désertification – seulement voilà : elle s’est passée dans un des pays les plus pauvres du monde, le Burkina Faso, et met en scène un paysan ayant pour seul bagage scolaire quelques années passées dans une école coranique au Mali. Il ne parle que le Mooré (la langue du groupe dominant dans son pays, les Mossis) et ne sait ni lire ni écrire. Il s’appelle Yacouba Sawadogo. Il vit à Ouahigouya, dans la province du Yatenga, au nord du pays.


Voici – résumé de façon succincte - ce qu’a fait cet homme : un jour, il y a plus de 25 ans, alors que ses voisins fuyaient leurs terres devenues arides, il est resté sur les siennes et s’est gratté la tête. Au Burkina et dans la région, il existe une technique traditionnelle de fertilisation des sols, qui s’appelle le « zaï ». Cette technique consiste à semer dans des trous creusés mètre après mètre, lors de la saison des pluies. Yacouba s’est appuyé sur cette technique, et l'a perfectionnée.

  • D'abord, il a creusé ces trous avant la saison des pluies. Cette initiative lui a immédiatement valu l'animosité de ses voisins. Ce "timing" inhabituel allait à l'encontre des traditions et les traditions, hein, quelle que soit la latitude, c'est sacré. Pour se rassurer, on le traita de fou

  • Ensuite, il s'est dit qu'ajouter du compost dans les trous en question serait probablement une bonne idée. Pour faciliter l'aération de l'ensemble, il y a "invité" des termites
  • Enfin, suite à une expérience menée par l'ONG Oxfam, il a mis en place des systèmes de mini-digues afin d'éviter l'écoulement trop rapide des eaux de pluie

De surcroît, Yacouba avait compris l'importance de la présence de forêts pour protéger les cultures vivrières. Là encore, son point de vue était nouveau: une forêt, dans la vision traditionnelle, ne pouvait servir que de réserve de combustible ou de matériau de construction. Ce "zaï amélioré", il l'appliqua donc non seulement à ses cultures, mais également à la création, d'année en année, d'un ensemble forestier, là où il n’y avait que le désert. Ça a marché. Les rendements des cultures des terres de Yacouba se sont avérés bien meilleurs que celles de ses voisins, grâce notamment à la présence de sa forêt.

Les spécialistes de l’agronomie ou de la botanique, comme le professeur Chris Reij de la Vrij University d’Amsterdam, qui suivent le travail de Yacouba depuis des années, sont formels : ils en sont comme deux ronds de flan. « Yacouba, à lui tout seul, a eu davantage d’impact sur la conservation que tous les chercheurs nationaux et internationaux réunis. Dans cette région, des dizaines de milliers d’hectares qui étaient devenus improductifs sont redevenus fertiles grâce aux techniques de Yacouba », affirme Chis Reij.
Yacouba ne s’est pas contenté de reconstituer une forêt et d'améliorer les rendements agricoles: il s’est efforcé, ces dernières années, de transmettre son savoir. Tant et si bien que le « zaï amélioré » de Yacouba s’est diffusé dans tout le Yatenga et au delà, pour les cultures vivrières comme le mil ou le sorgho.

Cette histoire, un cinéaste-photographe, ancien cameraman de la BBC, Mark Dodd, a entrepris l’an dernier de la raconter, sous la forme d’un docu-fiction d’une soixantaine de minutes : « The man who stopped the desert ». On y voit notamment Yacouba arpenter le « mall » de Washington D.C., avant d’aller s’exprimer devant des officiels américains, à l’invitation d’Oxfam, en novembre 2009.

Alors, « happy ending »? Hosanna au plus haut des cieux, la puissante Amérique va donner l’ampleur qu’elles méritent aux trouvailles de Yacouba et sanctuariser sa forêt qui a « arrêté le désert »? Pas sûr.

Car il n’est pas impossible qu’il soit trop tard. Yacouba se fait vieux. Or la municipalité de Ouahigouya entreprend en ce moment de lotir des terrains pour faire face à l’accroissement de la population. Et entre la nécessité de trouver de la place pour le plus grand nombre et le souci de préserver la « forêt de Yacouba » et son écosystème reconstitué, qui fascinent tant les spécialistes occidentaux, on n’hésitera pas longtemps. Non par méchanceté ou par ignorance, mais tout simplement parce que les ressources manquent et que si on doit fixer des priorités, on choisira les humains plutôt que la « nature ». Et bien pignouf serait celui qui, bien installé dans un de nos pays a climat tempéré, où l’espérance de vie moyenne dépasse quarante-cinq ans, trouverait quelque chose à y redire. D’autant que les villageois, au Burkina, n’apprécient pas vraiment de vivre trop près d’une forêt : on craint, sans doute a juste titre, la présence des serpents. Alors tant que Yacouba sera vivant – et compte tenu de son prestige – on ne touchera pas a sa forêt. Après…
Et puis les initiatives de Yacouba n’ont pas nécessairement suscité l’enthousiasme de tous, à Ouahigouya… Ses voisins, parce que ses idées allaient à l'encontre des traditions, ont un jour mis le feu a sa forêt. Il s’en est fallu de peu qu’elle disparaisse pour de bon.

Cette histoire est exemplaire parce qu'elle nous redit que l'intelligence d'un seul peut, lorsqu'elle ose bousculer le conformisme de la multitude, favoriser l'intérêt de tous. Cette histoire est exemplaire parce qu’elle bat en brèche la propagande des fabricants d’engrais, de pesticides, de fongicides, d’herbicides et d’OGM qui voudraient nous faire croire que la survie de l’humanité affamée passe exclusivement par le gonflement de leurs profits. Mais cette histoire n’a pas de morale, car on n’en connaît pas la fin, en tout cas pas de façon certaine.

Quoiqu’il en soit il m’a semblé qu’elle valait la peine d’être racontée. By the way, « The man who stopped the desert » cherche un diffuseur. En ces temps de commémoration du cinquantenaire des indépendances, il ne serait pas inutile qu’une grande chaîne TV contribue à casser, auprès du plus grand nombre, les préjugés sur l’Afrique. Notamment celui qui consiste à croire que la résolution des problèmes du continent est une affaire de Blancs, rivalisant d’idées pour « mobiliser les populations locales autour de projets qu’elles peuvent s’approprier ». Alors à bon entendeur…

Pour un aperçu du film de Mark Dodd: http://www.1080films.co.uk/project-mwsd.htm


Ciao, belli

Post-scriptum: cet article est le 100ème sur ce blog. Ça fait quelque chose, tout de même...