samedi 22 septembre 2012

"Charlie" does surf

"Charlie-Hebdo" n'aime pas la corrida, le nucléaire, le capitalisme, les militaires, la chasse, le racisme, les chants polyphoniques corses et la bigoterie sous toutes ses formes. Pour l'une ou l'une ou l'autre de ces raisons, voire pour toutes à la fois, nous sommes quelques uns - et, pour certains d'entre nous, depuis plusieurs décennies - à considérer son existence comme salutaire.
Donc, lorsque "Charlie" s'en prend, comme cette semaine, à la figure du prophète Mohammed, comme il peut s'en prendre à la Vierge Marie, à Jéhovah ou au Petit Jésus, on se dit au premier abord qu'il est dans son rôle, et que lui contester ce droit constitue une entrave inacceptable à la liberté d'expression. Que si on lui fixe des limites parce que ce genre d'initiative "heurte-la-sensibilité-des-musulmans-dans ce-qu'ils-considèrent-comme-étant-le-plus-sacré", on crée une brèche dans laquelle ne vont pas manquer de s'engouffrer grenouilles de bénitier et piliers de synagogues, excités à poil ras du Sacré-Coeur-de-Jésus et amis Facebook des colons de Hebron. Sans oublier les Bouddhistes, les Hindouistes, les Mormons, les Evangélistes, les Témoins de Jéhovah mais aussi, pourquoi pas, les Scientologues, les Raëliens ou les militants de Lutte Ouvrière dont, soudainement, il serait convenu de "respecter la sensibilité". Bref, la porte ouverte au rétablissement du délit de blasphème.
On peut même également se dire que ce genre d'initiative signe, mine de rien, l'inscription durable de l'Islam comme composante respectable de la vie spirituelle en Europe, et singulièrement en France. Tout comme les catholiques ou les Juifs religieux, les musulmans auraient acquis suffisamment de "visibilité institutionnelle" pour qu'on brocarde leurs totems et tabous avec la même allégresse que, par exemple, celle dont fit preuve, en des temps plus anciens, un Cavanna avec ses "Ecritures". En d'autres termes, les caricatures de leur Prophète seraient une sorte d'hommage de la laïcité aux musulmans: "Bienvenue chez nous, par ici la mort de Dieu est une hypothèse défendable, et réjouissez-vous: tout comme vos frères en monothéisme, vous aussi, désormais, avez le droit de vous en prendre plein la gueule pour pas un rond". Bref, pour des croyants dont certains doutent qu'ils soient "assimilables", un symbole, fût-il un peu douloureux, d'intégration pleine et entière.

Oui, sauf que bon.

Ce choix éditorial de l'hebdomadaire satirique fait suite à la circulation, sur Internet, de la bande-annonce d'une série Z islamophobe qui a mis - et continue de mettre - le monde arabo-musulman en ébullition. Ces derniers jours, des gens de par le monde sont morts car des foules déchaînées, ici et là, s'en sont pris aux représentations des Etats-Unis, des foules suffisamment manipulables pour ne pouvoir imaginer un instant qu'aux USA, comme dans les autres pays occidentaux, le gouvernement n'intervienne pas dans la production audio-visuelle ou littéraire de la nation. Dans la foulée, une poignée de musulmans, dont on ne sait trop s'ils sont salafistes, et, s'ils le sont, plutôt quiétistes ou kalashnikoviens, ont jugé bon d'aller à leur tour manifester devant l'ambassade des Etats-Unis à Paris, place de la Concorde.
Dès lors, le sang de la rédaction de "Charlie-Hebdo" n'a fait qu'un tour: "Pas de ça, Lisette, non mais pis quoi, encore, si ça continue, les bigots à barbe, faudra que ça cesse. T'en veux, du blasphème et de l'outrage au Prophète, ben on va t'en  donner, et prends ça dans ta grande gueule". Dont acte. La veille de la publication des dessins, toutes les rédactions en étaient informées. "Charlie-Hebdo" a, comme on dit, "rebondi" sur l'actualité. Emoi, émoi, émoi. Depuis mercredi dernier, le Quai d'Orsay serre les miches, les Français résidant en terre d'Islam sont invités à se terrer chez eux et le débat fait rage entre défenseurs inconditionnels de la liberté d'expression et tenants de la "raison". Bien évidemment, "Charlie-Hebdo" a explosé son tirage, feu le Professeur Choron, naguère trésorier-jongleur du journal, en bande de joie dans sa tombe.

(Parenthèse historico-cinéphilique: lors de la guerre du Vietnam, les militaires américains désignaient leur ennemi sous le nom de "Charlie", raccourci de "Victor-Charlie" pour V.C./Viêt-Cong en langage radio. D'où la légendaire réplique du personnage déjanté du colonel Kilgore dans "Apocalypse Now" de F.F. Coppola - devenue le titre d'une chanson des "Clash": "Charlie don't surf!". Peut importait que le village qu'il s'apprêtait à attaquer soit truffé d'ennemis armés jusqu'aux dents: l'endroit se situait au bord d'un "spot" où il comptait surfer - activité bien trop noble pour des Vietnamiens ignorants - alors il déchaînerait le feu  de ses hélicos sur ces idiots.)

Revenons à notre affaire: à l'origine du coup d'éclat de "Charlie", un bout de film insultant pour l'Islam, dont on découvre qu'il est vraisemblablement "l'oeuvre" d'un Egyptien de confession copte vivant aux Etats-Unis. Tiens, tiens, un chrétien, donc, dont on peut imaginer que l'islamophobie est guidée par beaucoup de choses, mais sûrement pas par une forme quelconque d'athéisme. Par ailleurs, il semble bien que le sous-titrage en arabe de la fameuse bande-annonce - permettant sa large diffusion au Moyen-Orient - ait été réalisé par un chrétien Libanais. Bref, on aurait voulu allumer une poudrière et pointer les projecteurs sur le fanatisme musulman par opposition à la "civilisation chrétienne" qu'on ne s'y serait pas pris autrement. Une chouette provoc', une barbouzerie de la pire espèce. Et derrière tout ça, on peut raisonnablement imaginer, sans jouer les conspirationnistes, une manip' de l'extrême-droite américaine, façon "Tea-Party" tendance radicale, afin de déstabiliser Obama. Quoiqu'il en soit ce truc pue violemment le "Fou de Dieu" version adorateur de la croix, et c'est à tout le moins un violent dommage collatéral du fameux Premier Amendement. Mais c'est aussi un "buzz" formidable, sur lequel sont venus se greffer quelques excités musulmans ultra-minoritaires un beau jour de Septembre, place de la Concorde.

"Charlie-Hebdo" s'est, depuis la tonitruante affaire de la publication des caricatures du "Jyllands Posten", construit une réputation de "bouffeur d'imams". C'est, somme toute, un titre de gloire. Et contrairement à une Marine Le Pen, dont la défense de la laïcité est à géométrie variable, ses attaques au vitriol contre les extrémistes musulmans ne masquent aucune arrière-pensée xénophobe. Seulement là, l'initiative prise par l'hebdomadaire me laisse un sale goût dans la bouche.

Lorsque "Charlie" s'en prend aux chasseurs de tourterelles ou aux aficionados, il ne le clame pas sur les toits... C'est peut-être bien parce que les "beaufs" qu'il entend ainsi chatouiller sont moins "vendeurs" que quelques douzaines de barbus et de femmes en hijab clamant leur colère en plein Paris. Pour le coup, en parlant de "beaufs", il ne serait guère étonnant que le dernier numéro de l'hebdomadaire ait fait un malheur auprès des "défenseurs de la laïcité" à la sauce Marine... Il faut bien que l'accroissement des ventes vienne de quelque part, et après tout ces gens-là sont des millions, en France. Bien sûr, objectera-t-on, on ne choisit pas forcément ses lecteurs. Mais tout de même.

N'en déplaise au colonel Kilgore: "Yes, in France, "Charlie" does surf". Le pourfendeur, à ses heures, des dégâts de la société marchande, a fait un "coup". Non, comme il y a six ans, en publiant courageusement, par solidarité, des dessins qui provoquaient la colère d'extrémistes violents. Mais en surfant délibérément sur une vague déclenchée par d'autres extrémistes tout aussi dévastateurs. En surfant, également, fût-ce à son corps défendant, sur un "air du temps" nauséeux, fait de tirades sur nos prétendues "racines chrétiennes". Je vous fiche mon billet qu'en ce moment-même, il se trouve quelques rednecks du Midwest, gavés de sermons évangélistes et fidèles auditeurs de "Fox News", qui regrettent amèrement de ne pouvoir lire le Français afin de goûter le subtil humour hexagonal. Et qui se disent que, tout compte fait, la France est peut-être bien dans le camp de la "civilisation"puisqu'on y trouve un "Charlie-Hebdo" pour cracher à la gueule des musulmans, ces barbares. "Charlie does surf" et déclenche le feu de son ironie, à défaut d'hélicos, contre lesdits barbares.

Soyons clairs: il est sain, il est heureux que le blasphème ait droit de cité. Mais je n'aime pas quand "Charlie" surfe. Qu'il dégomme de l'Immaculée Conception, du buisson ardent ou de la Visite de l'ange Gabriel tant qu'il veut, j'en redemande. Mais qu'il le fasse de façon permanente, toutes les semaines si possible, et non à la façon dont "l'Obs" ou "L'Express" nous la jouent avec le salaire des cadres ou le palmarès des hôpitaux: la provocation blasphématoire ne vaut que si elle constitue une constante éditoriale, elle devient suspecte si elle se transforme en "marronnier". A fortiori lorsque l'occasion de vendre du papier est suscitée par un acte de fanatisme haineux.

Alors ne demandons pas à "Charlie-Hebdo" d'être "responsable", c'est contre sa nature et c'est tant mieux. Souhaitons-lui, simplement, un surcroît d'intelligence. Sinon, il finira par n'être lu que par des cons.

A bientôt




  


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