mercredi 14 mai 2008

Israël-Palestine: la conjuration des imbéciles

Pour des individus d'intelligence normale, il est des noeuds qui ne sauraient être gordiens: toute volonté de les trancher par l'épée ne peut émaner que d'un crétin. Il en va ainsi de toutes ces situations où des hommes en viennent à s'affronter sans résultat autre que la perpétuation de leur affrontement, il en va ainsi du conflit qui oppose, en Palestine, Juifs et Arabes. Et pourtant, de part et d'autre, n'influent vraiment sur le cours des choses que des imbéciles persuadés d'amener leur adversaire à merci, voire de l'anéantir.

A l'origine de ce conflit il y eut bien sûr le double-jeu, les ambiguïtés de la politique britannique dans cette (toute petite) partie du monde, mais plus profondément l'impossible compromis entre deux revendications d'une même terre. Les choses se gâtèrent vraiment lorsqu'il y a soixante ans, jour pour jour, un vieux monsieur dégarni avec une coupe à la Léo Ferré, David Ben Gourion, proclama la création de l'état d'Israël, le jour même où, cornemuses en tête, le gros des troupes britanniques quittait la Palestine (Un départ à la manière de ces invités qui, après avoir déclenché une conversation inappropriée chez leurs hôtes, et tandis que ces derniers commencent à s'envoyer des assiettes à la figure, s'en vont en disant "Bon, ben, c'est pas tout çà, pfou là là va falloir qu'on rentre, nous...")
On ne connaît que trop bien la suite: 700 000 Palestiniens chassés de chez eux, cinq guerres, deux soulèvements, un mur, des bombes humaines, des drones et des torrents de sang, de larmes, de haine. D'un côté un peuple brimé, frustré, impuissant, souvent affamé, de l'autre un peuple au ventre plein, fort d'une des plus puissantes armées du monde mais tétanisé par sa sécurité et la question même de son avenir. A ce jour, soixante ans d'une situation inextricable, soixante ans durant lesquels les convulsions autour de cette terre occuperont dans les médias une place inversement proportionnelle à sa taille. (Songez un instant à l'immense Kazakhstan, par exemple... Il y a quelqu'un que çà intéresse, le Kazakhstan? - à part les Kazakhs eux-mêmes, je veux dire...). Et puis aussi l'espoir ténu qu'un jour cet affrontement pourrait cesser. Pour autant que cesse la conjuration des imbéciles, ces crétins que chacun des camps a, durant toutes ces années, sécrété en son sein.
Le Dieu unique, par ailleurs, s'en mêle. Enfin, "unique", façon de parler: il y a le Dieu-unique-sévère-mais-juste qui promet à Son Peuple Élu la terre d'un autre peuple pourvu qu'il Le révère jusqu'à la fin des temps; il y a le Dieu-unique-abstrait-mais-bavard qui commande la soumission, par la guerre s'il le faut; il y a le Dieu-unique-et-trois-en-un, débordant de Paix et d'Amour mais mortifère comme la nuée porte l'orage . Çà fait beaucoup, au total, en tout cas trop pour si peu de géographie.
Face à un tel imbroglio on pourrait espérer que, comme dans le cas des conflits dans les Balkans, de l'extérieur de cette terre s'expriment et s'imposent les voix de la Raison. Or il n'en est rien car le débat sur les enjeux de l'affrontement Israélo-Arabe, notamment en France, est pollué: les imbéciles de là-bas ont leurs relais parmi nous.
- Au nom de la défense de la cause palestinienne va parfois s'exprimer une vision paranoïaque du monde qui porte un nom: l'antisémitisme. Ce n'est pas une coïncidence si les groupuscules "identitaires" d'extrême-droite vouent un culte à l'Intifada et ses icônes, ce n'est pas non plus une coïncidence si les élucubrations du "Protocole des Sages de Sion" retrouvent une nouvelle jeunesse parmi certains "pro-palestiniens".
- Au nom d'une notion très particulière de la "continuité historique", certains défenseurs d'Israël désigneront tous les tenants de la cause palestinienne comme des avatars de nazis, et, dans le même ordre d'idée, soupçonneront toute critique de la politique de l'état d'Israël d'être motivée par l'antisémitisme.
Ces perversions de l'intellect, bien sûr, s'alimentent l'une l'autre, et poser la question de "qui a commencé", c'est poser celle de la poule et de l'oeuf. Quoiqu'il en soit les termes d'une "question juive" historiquement européenne viennent se greffer, pour le pire, sur une réalité, somme toute, proche-orientale. Or, comme le démontre Esther Benbassa dans un récent hors-série de la revue "L'Histoire" consacré au problème Israélo-Palestinien ("les Collections de l'Histoire", Avril 2008, p.55), "Israël n'est pas une réponse à Auschwitz" même si, historiquement, "le génocide a hâté la reconnaissance de l'Etat des Juifs": ici comme ailleurs les choses sont beaucoup plus compliquées que çà, c'est bien ce qui gène les imbéciles, qui n'aiment rien tant que la simplicité.
Quels sont les termes réels, "raisonnables" du débat? J'ai tendance à penser qu'on peut résumer la question Israélo-Arabe à une question coloniale particulière.
Coloniale, car l'enjeu fondamental du conflit, en définitive, c'est la souveraineté sur une terre et son sous-sol (de l'eau, en l'occurrence) que se disputent deux peuples, et il se trouve que l'un de ces deux peuples domine militairement et politiquement l'autre. "Particulière" car d'une part la présence de Juifs en Palestine, même minoritaire, est un fait qui remonte à l'Antiquité (de façon plus certaine en tout cas que la présence de Français au Sénégal ou d'Anglais en Birmanie!), d'autre part parce que jusqu'à très récemment Juifs et non-Juifs de Palestine étaient sujets d'empires (romain, abasside, ottoman, britannique, j'en oublie) qui les dominaient de façon indistincte: "çà crée des liens", comme on dit.
Mais "particulière" ou pas, cette question coloniale est difficile à résoudre quand l'appétit de terres et l'arrogance des uns (les colons) vient quotidiennement nourrir la colère des autres (les colonisés). Lorsque par ailleurs un Etat qui prétend "ne vouloir que se défendre" pratique année après année une Loi du Talion revisitée par un sous-off' de la Légion Etrangère ("Pour un oeil, les deux yeux; pour une dent, toute la gueule"). Et lorsque de part et d'autre les imbéciles (Goush Emounim, Hamas) entretiennent les braises du conflit.
A cet égard, cependant, ces derniers temps, la bêtise est inégalement répartie: sachant qu'Israël bénéficie du soutien inconditionnel et indéfectible des Etats-Unis, l'enjeu pour les Palestiniens n'est pas militaire mais diplomatique: il s'agit de convaincre de la justesse de leurs revendications non l'Amérique (c'est sans espoir) mais l'Europe, pour tâcher de faire contrepoids. Or, avec ses roquettes lancées au pif sur des civils, la "cause palestinienne" commence à user les patiences, de ce côté-ci de l'Atlantique. Tandis que les imbéciles d'Israël se croient excusés par leur peur, ceux de Palestine croient qu'on leur pardonnera tout, un jour, à cause de l'injustice. Les uns et les autres ont tort, mais les uns gagnent la terre et les autres la perdent.
Si l'Europe, quoiqu'il en soit, veut contribuer à résoudre ce conflit, elle doit à tout prix déjouer les pièges de la conjuration des imbéciles, d'ici et de là-bas. A moins qu'elle ne se contrefoute de tout çà, au fond. Existe-t'elle seulement, en l'occurrence?

A bientôt

jeudi 8 mai 2008

Héritages à liquider?

En ce mois de Mai 2008, on commémore à tout va: les 60 ans de la création de l'état d'Israël, les 40 ans de Mai 68.
Souvenez-vous: Nicolas Sarkozy exprima, durant la campagne présidentielle, sa volonté de "liquider l''héritage de Mai 68". Nul ne saurait dire, a priori, quelle était l'échéance prévue pour la réalisation de cette partie de son programme. Quoiqu'il en soit si c'était pour ce mois-ci, c'est raté: déluge d'éditoriaux, de numéros spéciaux, de bouquins, d'émissions de tout format, difficile d'échapper à la célébration multi-médiatique du quarantième anniversaire de ces événements. Peut-être en Juin, la liquidation, alors? Ou alors en Janvier prochain, pour le quarantième anniversaire de 69, l'année érotique? Ou bien peut-être en Mars 2011, pour prendre tout le monde par surprise, comme avec la réintégration du commandement intégré de l'OTAN? On verra bien, en tout cas a priori le dossier "Finissons-en avec Mai 68", à l'instar de celui du "pouvoir d'achat" ou de la "France de propriétaires", va rejoindre le tiroir étiqueté "Foutez-moi la paix, j'ai encore quatre ans".
Qu'a-t'il donc de si terrible, au fait, cet héritage? D'une part Mai 68 aurait "liquidé (décidément) l'école de Jules Ferry, qui était une école de l'excellence, du mérite, du respect, une école du civisme". Bigre. Par ailleurs "l'héritage de Mai 68 a introduit le cynisme dans la société et dans la politique. Voyez comment le culte de l'argent-roi, du profit à court terme, comment les dérives du capitalisme financier ont été portés par les valeurs de Mai 68. Puisqu'il n'y a plus de règles, plus de morale, plus de respect, plus d'autorité, puisque tout se vaut, alors tout est permis".
Passons sur le fait qu'à partir des années 60 le taux de scolarisation explose en France: en 1968, l'école de Jules Ferry est à peu près autant d'actualité que la doctrine militaire du maréchal Foch. Mais attribuer à Mai 68 les dérives du marketing politique et le triomphe du fric quand on s'appelle Nicolas Sarkozy, d'une part, moi je dis: faut oser. D'autre part, sur le fond, c'est un peu comme si le pape désignait la permissivité excessive des moeurs pour expliquer le phénomène des curés pédophiles... Euh, ah ben non, c'est ce qu'il dit, le pape, justement, t'es con, toi... Pouf, pouf, reprenons: c'est un peu comme si on nous disait que Le Pen au deuxième tour en 2002, c'est la faute aux antiracistes.
Mai 68, ses causes, ses conséquences, difficile de résumer çà en quelques lignes. Entre autres, on peut en retenir l'idée d'un sursaut qui remit sérieusement en cause la notion d'autorité "naturelle" et donc incontestable, et celle d'une page qui se tourne, la page d'une France genre "Martine à la mer" avec ses institutions immuables et ses symboles intouchables - dont De Gaulle et, in fine, le Parti Communiste Français.

"On était nés sur des ruines/The times were changin'/On pouvait planter des fleurs/On voulait juste des jours meilleurs", chantait Maxime Le Forestier dans les années 80.
Alors bien sûr aujourd'hui on tombe de sa chaise quand on relit ou réécoute les délires marxistes-léninistes ou maoïstes de l'époque. Et on ricane:
- du parcours d'un Serge July - de la "Gauche Prolétarienne" au fauteuil de patron d'une entreprise de presse ("J'entends grossir les ventres/Et fumer les cigares/Ça fait la différence/Entre ancien adolescent et futur vieillard"- Le Forestier, toujours),
- des larmes versées en 76 sur le sort des Boat-People, par ceux-là mêmes qui naguère avaient soutenu les combattants communistes Vietnamiens de façon inconditionnelle,
- de la formidable marchandisation ultérieure des symboles - comme le portait du "Che" - d'une révolte qui rêvait de la fin de la société marchande
Notons qu'on ricane moins, ces derniers temps, de la conclusion des accords de Grenelle et des avancées sociales qui s'en sont ensuivies. On a même baptisé "Grenelle de l'Environnement" une série de discussions entre écologistes, agriculteurs, industriels et pouvoirs publics. Par ironie, sans doute: il aura fallu plusieurs années pour que l'inflation efface purement et simplement les augmentations de salaires obtenues lors du "Grenelle" de 68. Pour le dernier en date, quelques mois auront suffi pour annuler les engagements pris. On n'arrête pas le progrès.
Il n'empêche: vouloir "liquider l'héritage de Mai 68" dans la France d'aujourd'hui, c'est comme vouloir faire abstraction du Plan Marshall dans l'Europe des années 50. Une lubie de réactionnaire un peu concon, comme toutes les lubies, comme tous les réactionnaires. Paradoxale, de surcroît, chez un monsieur qui affiche ostensiblement sa famille multi-recomposée et, subséquemment, sa désinvolture face à l'institution du mariage, signes évidents de post-soixante-huitardisme.
A propos de commémoration, il y en a une dont on a peine à entendre le bruit: celle des cinquante ans du retour de De Gaulle au pouvoir (le 29 Mai 1958). Il est vrai que cet événement dont s'ensuivit, excusez tout de même du peu, le passage à la Vème République, trouve son origine dans un coup d'état militaire à Alger (le 13 Mai 1958) digne d'une nation d'Amérique Centrale. Ça la fout un peu mal, évidemment. La France de Sarkozy a le gaullisme honteux, d'ailleurs cet héritage-là est, pour le coup, véritablement liquidé: l'indépendance stratégique vis-à-vis des Etats-Unis, le rapprochement avec l'Allemagne, la solennité de la fonction présidentielle, le souci de l'équité sociale, pfuit, a p'us, disparus.
Il y a un an, à deux jours près, Nicolas Sarkozy était élu Président de la République. Qui pourra-t'on bien trouver, dans trente-neuf, quarante-neuf ou cinquante-neuf ans, pour commémorer la chose?
Allez, salut.