dimanche 19 décembre 2010

Marine Le Pen, ou la normalisation en trompe-l'oeil

A quelques semaines de l’adoubement probable de Marine Le Pen a la tête du F.N., une question taraude tout autant les militants de son parti que les médias : sera-t-elle le « Gianfranco Fini français » ? On se demande, par là, si la fille entend tourner le dos a l’enracinement idéologique du père, a l’instar du leader du M.S.I. transalpin qui, enterrant définitivement son prédécesseur Giorgio Almirante, fit renoncer son parti au néo-fascisme et aux nostalgies mussoliniennes.
Lorsque cette interrogation traverse l’esprit de militants F.N. pur porc on décèle, bien sûr, la crainte d’un affadissement politique, une sorte de Vatican II de la droite Ratapoil, pour tout dire une trahison. La campagne haineuse dont a pu faire l’objet Marine Le Pen dans les pages de « Rivarol » en témoigne où, reprenant une rhétorique chère a Drumont ou aux folliculaires de « Je Suis Partout », on l’accuse « d’enjuivement ».
Mais lorsque cette question est posée par des commentateurs, politologues ou personnalités politiques extérieurs au petit monde de l'extrême-droite, on ne saurait y voir, au mieux, qu’un symptôme supplémentaire de l'incapacité de beaucoup a « penser » le phénomène Front National et, au pire, l’expression d’un désir à peine inavoué: poser la question d’une possible fréquentabilite du F.N. dans un avenir proche, c’est y répondre en envisageant, dès aujourd’hui, de futures alliances.
Dans le premier cas il y a comme la vision naïve d’un monde binaire ressemblant a celui de « Star Wars » : par la force de sa volonté, sa descendance fait réapparaitre Anakin Skywalker de l’effrayante carapace de Darth Vador - Marine ferait sortir le F.N. du « côté obscur de la Force ». Dans le second – lorsqu'à droite on envisage le succès d’une "dé-diabolisation"  – on fait un aveu d’impuissance : le renoncement définitif à la captation de «l''électorat populaire » dès le premier tour d’une élection.
Dans l’un et l’autre cas cependant, on part implicitement du même postulat : l’infréquentabilite du F.N. est exclusivement liée a l’ancrage de son leader historique dans un passé plus ou moins lointain, passé incarné dans les figures des anti-Dreyfusards, des militants de l’Action Française, des collabos, des terroristes de l’O.A.S. etc… Remarquons que dans le cas français, on serait bien en peine d’identifier une période historique bien précise – a l’instar des vingt années de pouvoir fasciste en Italie – dont il conviendrait que Marine Le Pen se désolidarise publiquement, mais admettons. Cette référence constante a l’Histoire, que ce soit dans la bouche de Le Pen père ou dans celle de ses détracteurs – usant et abusant de formules convenues comme « les-pages-les-plus-sombres-de-notre-Histoire » ou « remugles-nauséabonds » - est cependant un piège. Poser comme condition d’une banalisation définitive du F.N. le renoncement de son (sa) dirigeant(e) à leurs « références historiques », c’est tomber dedans à pieds joints et faire l’impasse sur deux faits importants :
  • D’une part, avec le temps, la fraction nostalgique des militants F.N., ceux qui sont assez vieux pour avoir vécu le Pétainisme voire l'Algérie française va physiquement disparaitre : que leur « mémoire » ait été transmise ou pas aux générations suivantes, ces deux repères historiques majeurs de l'extrême-droite française vont perdre de leur pertinence politique « faute de combattants »
  • D’autre part, nonobstant les saillies du père (comme le « détail ») le F.N. n’a de facto, et d’ores et déjà, que faire de ce passé: c’est bien dans le présent (insécurité, faillites de l'intégration-assimilation, chômage de masse sur fond de mondialisation) et les névroses collectives qu’il engendre que s’inscrit le discours du F.N.
Aussi, tandis que le jeu des ressemblances (entre le F.N. et des mouvements politiques du passé), aussi intéressant et pertinent soit-il sur le plan intellectuel, n’a pas empêché ce parti de s’installer durablement dans le paysage, le quitus qui lui serait donné au nom d’un aggiornamento de sa probable future dirigeante arrangerait sans aucun doute bien des élus et dirigeants de l’UMP (surtout dans le Nord et le Sud-Est de la France) mais ne saurait en rien sanctionner une évolution du F.N. sur le fond : le discours de ce parti, fut-il affublé du masque d’un laïcisme intransigeant vis-a-vis de l’Islam, est et demeure une exaltation de la méfiance, de la peur – et donc, in fine, de la haine – de tout bipède humain à la peau plus ou moins sombre installé sur le territoire national
En Suisse, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède, en Hongrie et ailleurs, le « positionnement politique » centré sur de la méfiance envers l'étranger en général et l'étranger musulman en particulier a conduit des partis aux portes voire au sein du pouvoir. Que cette tendance « national-populiste » xénophobe soit totalement déconnectée des ligues et partis des années trente ne la rend pas davantage sympathique ni plus « normale ». Quoiqu'il en soit c'est dans cette mouvance européenne bien d’aujourd’hui que s’inscrira le F.N. post-Jean-Marie Le Pen. A cet égard, qu’il soit dirige par Bruno Gollnisch ou Marine Le Pen ne fait strictement aucune différence. Mais dans le second cas, des commentateurs ou des intellectuels pétris d'érudition historique seront prêts, aux moindres signes de rupture de « fifille » avec les marottes passéistes de papa, a lui décerner des brevets d’humanisme, tandis que les dirigeants d’une droite « décomplexée » se frotteront les mains a l'idée de disposer d’un réservoir de « vote populaire » qu’ils pourront courtiser sans vergogne.
Édifiante est, a ce sujet, la façon dont un certain Raphaël Stainville, dans le « Figaro Magazine » de cette semaine, commente la remarque de Marine Le Pen qualifiant les prières de musulmans dans la rue de scènes dignes de l’ « Occupation » : en disant cela, elle « enfoncerait des portes ouvertes ». Il est vrai que dans son édito du même numéro, Éric Zemmour met ses lecteurs en garde contre l’ « islamisme » qui, on le sait, ne saurait être que « rampant ». La normalisation des relations diplomatiques entre la droite parlementaire moderne (dont le Fig’ Mag’ est le flambeau) et l'extrême-droite est en cours, on attend avec impatience l'échange d’ambassadeurs.

Marine Le Pen est déjà une "Gianfranca" Fini, avant même d'avoir commencé. Mais le F.N. résolument moderne et post-historique qu’elle est en train de déployer n’abusera que les naïfs et les faux-culs : il calmera les frayeurs rétrospectives des premiers, tout en donnant bonne conscience aux seconds.
 
Bonnes fêtes à tous, celà étant...







lundi 13 décembre 2010

Wikileaks: libertaire?

Du bruit dans le landernau, agitation de part et d'autre de l'Atlantique et au-delà de l'Oural. Pensez-donc: par la grâce de Julian Assange et de son site Wikilleaks sont désormais étalées au grand jour les "intimes convictions" des diplomates américains de par le monde. Forcément, on observe comme un léger décalage entre leur "ressenti", qu'ils croient partager en toute confidentialité avec le Département d'Etat, et le discours public/officiel de la diplomatie américaine. Ah ah ah, on en rit encore.

Par suite, nous voilà sommés de prendre parti "pour ou contre Wikileaks", la preuve: l'institut IFOP en a fait un sondage pour Dimanche Ouest-France, c'est dire s'il s'agit d'un enjeu. Que dit-il, ce sondage? En gros, plus les Français sont jeunes et de gauche (ou alors FN), plus ils approuvent la diffusion de documents confidentiels par le facétieux Julian Assange. Net net, il se dégage une majorité (54%) de "pour": «Wikileaks semble devenir pour une majorité de Français un porte-étendard de la liberté d’information (…) Le droit à l’information semble aujourd’hui l’emporter d’une courte tête sur les tenants d’une vision plus traditionnelle du nécessaire secret d’Etat», nous explique doctement l'IFOP.
Je ne suis plus très jeune, mais je me considère comme étant de gauche et j'ai beau me forcer, penser très fort au dit sondage qui m'apprend que 7 sympathisants de l'UMP sur 10 désapprouvent l'initiative de Wikileaks, rien à faire, je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de louable ni de réjouissant dans cette entreprise. De fait, je suis convaincu que le l'idée même d'un site comme Wikileaks - la publication d'à peu près n'importe quoi du moment qu'il s'agit de documents classés "confidentiel" - relève du degré zéro de la pensée politique, voire de la pensée tout court.

Sur le fond, d'abord: qu'a bien pu "révéler" l'ami Julian Assange? Au fil des éléments repris ici et là, on apprend, par exemple, que Nicolas Sarkozy est tellement américanolâtre que même l'ambassadeur américain s'en est aperçu - relevant tout de même que le Président français est un peu agité. Autres "scoops": Silvio Berlusconi serait un libidineux incapable et un fanfaron, les plus hautes autorités saoudiennes seraient bien davantage préoccupées par la menace iranienne que par le sort réservé aux Palestiniens, et  le gouvernement russe serait corrompu. La teneur de ces câbles confidentiels prouve une chose: au-delà des échanges de vues avec leurs interlocuteurs indigènes, les personnels des ambassades américaines lisent ou se font lire la presse locale et ne manquent pas de consulter régulièrement les enquêtes fouillées du Washington Post ou du New York Times. Finalement, un câble diplomatique, il semble que ça consiste à dire tout bas à un ministre ce que la presse dit tout haut à qui prend la peine de la lire.
Sur la forme, ensuite: en quoi consiste une "vague d'information Wikileaks"? En la divulgation simultanée d'une montagne de paperasse. En l'occurrence, pour la dernière en date, 250 000 câbles diplomatiques, rien que ça. 250 000, c'est beaucoup, ah, la magie de la numérisation et d'Internet. Ce chiffre est sensé nous en imposer. Mais pourquoi 250 000? Pourquoi pas 10 000 ou un million? Y a t'il, sur Terre, un bipède humain doté d'un cerveau normalement constitué ayant pris la peine de lire tous ces documents en détail et, surtout, de les replacer dans leur contexte: qui exactement en est l'auteur, quand a-t'il été écrit, et faisait-il suite à un autre document? Non, bien sûr, mais c'est pas grave, l'important c'est qu'il y ait marqué "confidentiel" dessus et qu'il soit accompagné de 249 999 autres du même acabit.
Sur le principe, enfin: il y a, dans cette frénésie de la divulgation de documents "classés", quelque chose qui ressemble à la "mission" que s'assignent les paparazzi: mettre à nu pour mettre à nu, sans se demander si ce qu'on dévoile présente un quelconque intérêt en soi. Lorsque l'"analyste" de l'IFOP accompagnant son sondage nous parle de "droit à l'information", il se fourre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude ou, plus grave, cherche à nous embrouiller sérieusement. Que ce soit sur la "vague" précédente - les documents "secret défense" sur la guerre en Afghanistan, celle qui nous occupe ou les divulgations que Julian Assange nous promet prochainement - les "memos" confidentiels des banques si on en croit l'interview qu'il a accordée cette semaine à Time Magazine - on est, à chaque fois, sur du lourd: la guerre, la diplomatie de la première puissance mondiale, la crise économique.
Seulement voilà: pour que ces divulgations soient assimilables à un "travail d'information" auquel les citoyens auraient "droit", il faudrait qu'à la publication des documents soit donnée un sens. Seuls les journalistes d'investigation et les historiens sont en mesure de transformer des données de l'ordre de celles publiées par Wikileaks en informations de nature à éclairer le citoyen. Assimiler les premières aux secondes, c'est insulter l'intelligence. Lorsque le New York Times publia les "Pentagon papers" en 1971, mettant en lumière les ressorts confidentiels de la stratégie US au Vietnam, l'Amérique voulait en savoir plus sur ce conflit qui la minait. La publication de ces documents avait un but précis - mieux comprendre cette guerre - et s'inscrivait dans un débat bien circonscrit. Les documents, en soi, ne valaient que par l'analyse qu'en faisaient ceux qui les publiaient. Lorsqu'un historien retrouve, dans les archives soviétiques, l'ordre de Staline au NKVD en vue de l'élimination de l'élite militaire polonaise - le massacre de Katyn - et le publie, il éclaire singulièrement la nature du pouvoir soviétique de l'époque. Dans l'un et l'autre cas - les 7 000 pages des "Pentagon papers" et les quelques lignes de l'ordre de Staline - ni la quantité des documents, ni la rapidité de leur mise au jour n'ont constitué des éléments déterminants.
Il est probable qu'à plus ou moins longue échéance des chercheurs au sens large -journalistes ou historiens - finissent par reconstituer certains puzzles à partir des documents publiés par Wikileaks. Mais ils n'y trouveront des réponses que s'ils se posent des questions. Julian Assange et ses thuriféraires ne s'en posent pas. Tout se passe, au contraire, comme si, à la manière d'un Fox Mulder, ils savaient déjà: la vérité est ailleurs, les puissants nous mentent. Ces conspirationnistes tiennent pour acquis que la mise en ligne d'informations "classées" est un coup terrible porté aux tenants du "pouvoir" - l'acharnement juridique envers Julian Assange ("Ah ouais, comme par hasard, on l'accuse de viol, et pis quoi, encore"), l'empressement des gouvernements à se débarrasser du "bâton merdeux" que constitue l'hébergement sur leur sol de Wikileaks,  leur tiennent lieu de preuve de la justesse de leur "combat".
Combat pathétique en vérité, qui voit s'affronter d'un côté des hackers qui traitent l'histoire contemporaine à la façon dont Voici analyse la carrière des célébrités, de l'autre des bureaucrates qui, désormais, ne sauront plus quoi inventer pour dissimuler leurs agissements et leurs pensées, aussi dénués d'importance soient-ils. Et, au passage, redoubleront d'énergie pour renforcer la surveillance électronique de leurs contemporains.  Les uns et les autres, fascinés par la technologie comme des lapins aveuglés par des phares, "raison d'Etat" contre "transparence", mais dans un monde ou chacun de ces mots a perdu de son sens.

Alors bon, je suis "contre Wikileaks". Non parce que ce site porterait atteinte à un pouvoir que je considérerais comme légitimement au-dessus de mes droits de citoyen, mais parce que Wikileaks me prend pour un con: Julian Assange voudrait me faire croire que la mise en ligne de 250 000 papelards confidentiels me rend plus libre parce que plus informé. Des "libertaires" comme ça, les dictateurs en rêvent toutes les nuits.

Ciao, belli

lundi 18 octobre 2010

Israël-Palestine: sifflons l'arbitre

Des tombes à perte de vue, que dominent des "stars and stripes", alignées sur la vieille terre normande. L'image - le cliché - est au coeur d'une mémoire régulièrement ravivée ("Saving private Ryan", "Band of brothers"), celle du sacrifice de milliers de soldats américains pour débarrrasser le continent européen du nazisme.

L'exaltation de cette mémoire, observera-t'on, occulte singulièrement les quelques vingt millions de morts dont les Soviétiques durent faire le deuil pour contenir, puis balayer l'armée allemande jusque dans les ruines de Berlin. Il n'empêche que la dette historique de l'Europe d'aujourd'hui vis-à-vis de l'Amérique est indéniable et, à cet égard, le "US go home" que vociféraient les communistes français à la fin des années quarante était presque aussi indécent que ne l'est, aujourd'hui, la profanation de tombes musulmanes dans les cimetières militaires.
C'est au nom de ces tombes blanches bien alignées, au nom également du (plus controversé) "bouclier" qu'elle constituait durant la guerre froide que l'Amérique peut volontiers se voir comme la "nation indispensable", pour reprendre la formule de l'ancienne Secrétaire d'Etat Madeleine Albright. Ce concept fut développé, dans les discours néo-cons post-11 Septembre, dans le cadre de la théorie de "l'impérialisme bienveillant", en substance: "Certes l'Amérique développe et emploie si nécessaire la plus formidable puissance militaire ayant jamais existé, mais ce n'est jamais dans un but de domination ou d'oppression. Le monde est un chaos, de multiples dangers en menacent la paix et et la prospérité. Seule l'Amérique est en mesure de régler ces problèmes, d'ailleurs c'est un devoir qui lui incombe - someone's got to do the job". L'élection de Barack Obama a salutairement éloigné pour un moment les néo-conservateurs des manettes de commande, cependant la tentation de se poser en pays "providentiel" sur la scène diplomatique mondiale reste toujours vivace. En particulier, la "nation indispensable" s'est assigné la mission de régler le conflit israélo-palestinien et le Département d'Etat, sous la férule d'Hillary Clinton, se pose en "sponsor" des actuelles discussions entre Benyamin Netanyahu et Mahmoud Abbas.


Ces discussions, on le sait, sont dans une impasse totale et les colonies de Jérusalem-Est et de la Cisjordanie constituent un obstacle incontournable, tant elles compromettent la viabilité d'un éventuel "Etat Palestinien". Dans l'état actuel des choses, la Palestine, disposât-elle d'un siège à l'ONU, jouirait d'une continuité territoriale comparable à celle des Philippines: un archipel, sans même le bénéfice de pouvoir librement circuler d'une île à l'autre.
Or le gouvernement israélien actuel, coalition de droite et d'extrême-doite, pour autant qu'il en ait la volonté, ne saurait remettre en question le "grignotage" patient du territoire palestinien par la colonisation ni, bien sûr, les "mesures sécuritaires" qui vont avec (check-points, présence militaire, « mur de sécurité » etc…) tant sa pérennité repose sur le soutien des « ultras » de la colonisation, religieux ou laïques. Mieux : le gouvernement Netanyahu, comme tous ceux qui l’ont précédé depuis l’assassinat d’Ytzhak Rabin, est davantage  disposé à « gérer » le conflit qu’à le résoudre, fort de l’indéniable supériorité militaire israélienne. D’où la reprise officielle, vendredi dernier, de la colonisation à Jérusalem, comme si de rien n’était ; d’où l’exigence, un peu plus tôt dans la semaine, de la reconnaissance par l’Autorité Palestinienne d’Israël comme « Etat Juif » (nonobstant les 20% d’Arabes musulmans ou chrétiens qui le peuplent, nonobstant ses centaines de milliers d’immigrants russophones à la judéité parfois contestable), exigence qui, à juste titre, a été considérée comme « hors sujet » par les négociateurs palestiniens.


Alors quoi ? Alors, rien. Le Département d’Etat a fait part de sa « déception ». L’organisateur des discussions voit ses efforts torpillés par la mauvaise volonté manifeste d’une des parties, il est juste « déçu ». Pourtant l’administration Obama aurait tout intérêt à ce que des avancées significatives soient enregistrées dans le dossier Israélo-Palestinien. D’abord parce que la persistance de ce conflit donne des arguments à tout ce que le Proche-Orient compte de va-t-en-guerre (ou de va-de-la-gueule) parmi les islamistes radicaux chiites ou sunnites – des ennemis déclarés de l’Amérique. Ce n’est certainement pas une coïncidence si Ahmadinedjad a décidé de faire une tournée au sud-Liban la semaine dernière, en profitant pour gratifier les médias de vociférations exterminatrices à l’égard d’Israël. Ensuite parce que, cyniquement, les élections du « mid-term » s’approchent à grands pas et un succès diplomatique visible dans cette partie du monde – ne fût-ce que le début d’une solution – ne saurait déparer le bilan de cette administration.


Oui, mais il y a le tropisme historique pro-Israélien de la diplomatie américaine. Cette « relation privilégiée » qui justifie toutes les circonvolutions diplomatiques – n’est ni une nouveauté ni un scandale en soi: elle contredit, simplement, l’ambition du Département d’Etat de jouer les arbitres entre Israéliens et Palestiniens. Si d’aventure Serbes et Albanais du Kosovo se réunissaient autour d’une table pour discuter l’avenir institutionnel de leur territoire, ces derniers seraient en droit de se sentir floués si cette réunion se déroulait sous l’égide de la Russie. Dans le cas qui nous occupe, quelle crédibilité peuvent bien accorder les Palestiniens à la neutralité des Américains ? La même que les Albanais accorderaient à celle des Russes. Pour prétendre à la neutralité dans cette affaire, l’Amérique se devrait d’exercer des pressions considérables sur son allié israélien. Seulement voilà : pour ce faire, il faudrait passer outre l’AIPAC (American-Israeli Political Affairs Committee), très actif au Congrès, et, bien plus tangible en termes électoraux, ignorer une frange importante des chrétiens fondamentalistes, qui voit dans le sionisme l’annonce de la Fin des Temps. Il faudrait passer outre des décennies d’alliance politique et militaire, passer outre des décennies d’expiation d’une « faute originelle » : durant toute la seconde guerre mondiale, l’Amérique accorda en tout et pour tout 3000 visas pour les Juifs d’Europe persécutés. L’AIPAC, d’ailleurs, champion toutes catégories dans le franchissement du « point Godwin », ne manque pas d’agiter le drapeau de l’Holocauste dès que se formule, en Amérique, le moindre début de commencement d’une critique publique de la politique Israélienne – fût-elle largement en deçà des éditoriaux du quotidien israélien "Haaretz". Pour cela, il faudrait passer outre les réticences affichées à exercer des pressions sur un gouvernement démocratique – réticences nettement moins manifestes, notons le, lorsqu’il s’était agi de « convaincre » Polonais et Tchèques d’accepter le bouclier anti-missiles.
L’Amérique, donc, n’est pas qualifiée pour jouer les arbitres.


Pire: son soutien inconditionnel à la politique israélienne – même, comme aujourd’hui, lorsqu’elle est inspirée par l’extrême-droite la plus obtuse – donne légitimement aux dirigeants israéliens le sentiment d’avoir carte blanche sur à peu près tout. Et légitime, en retour, la posture d’un Ahmadinedjad, qui s’effondrerait comme un soufflé n’était l’alibi du « soutien aux Palestiniens ». Idem pour la question du nucléaire iranien, qui sera toujours sur la table tant qu’Israël se considérera « hors catégorie », seul  Etat ayant le « droit » de posséder des bombes atomiques dans la région, fort de l’accord tacite du Département d’Etat.

Dès lors, la « nation indispensable » devrait en l’occurrence être qualifiée de « nation catastrophique », ou tout au moins de « dispensable » (anglicisme), sa diplomatie faisant davantage partie du problème que de sa solution éventuelle.
On rêverait que l’Europe prenne le relais. Mais il faudrait pour cela que ses dirigeants aient une carrure historique. On en est loin, de Paris à Berlin, Rome, Londres ou Varsovie. Médiocrité désespérante des uns, partialité incurable des autres: les aigreurs d’estomac que peuvent lui donner le Proche-Orient, l’Occident les a bien méritées.


See you, guys


mercredi 22 septembre 2010

Le fantasme du "joker" europhobe

Sarkozy a décidé cet été de réitérer le coup fumant de la fusion-acquisition des idées du FN, c'est une affaire entendue. Dans une fuite en avant - dont le pathétique prêterait à sourire, n'étaient les enjeux - s'accumulent depuis des semaines les "signes" représentant ouvertement des appels du pied à ce que, dans une sociologie à soixante centimes d'Euros propre aux sondeurs, on désigne par "l'électorat populaire". Nicolas Sarkozy prend au pied de la lettre la boutade de Coluche: "Y a quand même moins d'étrangers que de racistes, en France". Alors pan sur les Roms, vlan sur les "pas-de-souche", n'en déplaise aux médias (agiter un chiffon rouge devant les "élites bien-pensantes" fait quoiqu'il en soit partie du plan, voir ici-même), n'en déplaise aux centristes, aux curés, au pape, à la Terre entière. N'en déplaise, donc, finalement, à pas mal de monde, car dans la petite tête du pas-très-grand Président, le jeu en vaut la chandelle: il s'agit de séduire le fameux "électorat populaire" qui, air connu, a une fâcheuse tendance à s'abstenir ou à voter FN. "Le pape, combien de divisions?" demandait naguère un Staline goguenard. "Pff, que dalle, et encore moins d'électeurs!" lui répond, hilare, Nicolas Sarkozy. L'électorat du FN, donc, quel qu'en soit le prix, car on pressent qu'il constitue une réserve de voix considérable.
Mais bon, c'est pas tout ça, de touiller la marmite xénophobe, encore faut-il afficher un semblant de cohérence idéologique. Quelque chose comme, au hasard, "la France et les Français d'abord". Évidemment on ne peut pas le dire tout haut, le plagiat serait par trop évident. Il convient de le suggérer, de la jouer "message subliminal".
C'est ici qu'intervient le "joker", le dernier coup d'éclat en date: la polémique avec la Commission Européenne. Avec, en apothéose, la déclaration du sénateur Philippe Marini selon laquelle il vaudrait mieux que le Grand-Duché du Luxembourg "n'existe pas". Comme quoi, nul besoin d'alller en Iran (Ahmadinedjad voulant "rayer Israël de la carte") ou en Lybie (Kadhafi souhaitant démanteler la Suisse au profit de l'Allemagne, l'Italie et la France) pour dégotter un imbécile vociférant. Il suffit de chercher un peu parmi les "sages" de la Haute Assemblée, au Palais du Luxembourg, justement.
Mais au fait, le Luxembourg, pourquoi tant de haine? Il y a que Viviane Reding, commissaire européenne d'origine luxembourgeoise, a bruyamment fait part de sa désapprobation des mesures prises en France à l'encontre des Roms, soulignant qu'elles enfreignaient les valeurs de l'Union. Quelle aubaine! Aussitôt, chef de l'Etat en tête, la Sarkozye est montée sur ses grands chevaux, clamant en substance: "la France est souveraine, je t'en foutrai des valeurs, moi, et pis d'abord c'est quoi ton pays tout riquiqui, si tu les aimes les Roms t'as qu'à les accueillir chez toi, ouah l'autre, eh". J'exagère à peine. Quelle aubaine, donc, car ce faisant on ajoute l'indispensable cerise sur le gâteau sensé allécher l'"électorat populaire", encore lui: l'europhobie. La boucle de la cohérence idéologique est bouclée, "la France est de retour" semble-t'on crânement affirmer, comme en un écho grotesque d''"America is back" de feu Ronald Reagan. L'arrogance, aussi ridicule soit-elle, du "gallus", symbole national, est pleinement assumée. Monté sur ses ergots, le coq s'agite et casse les oreilles à l'Europe entière, et tant pis s'il y en a que ça chagrine. L'"électorat populaire", lui, est supposé se réjouir de ce vacarme, c'est tout ce qui compte.
Oui mais voilà. Admettons un moment que la notion d'"électorat populaire" soit une réalité (c'est-à-dire une ensemble homogène en termes de motivations et de comportements politiques) plutôt qu'une vue de l'esprit. Admettons que ledit électorat, outre sa xénophobie implicite ou explicite qu'il conviendrait de flatter, nourrisse une véritable animosité à l'égard de la construction européenne. Dans cette perspective, l'affirmation outrancière de la "fierté nationale" est-elle si déterminante? On peut raisonnablement en douter. Dans le refus de l'Europe, cristallisé lors du "non" de 2005 il y a d'abord, y compris à l'extrême-droite, un refus profond de l'Europe dérégulatrice, libre-échangiste. En regard des effets bien concrets de l'idéologie néo-libérale imprégnant les décisions de la Commission,  la "perte d'identité" supposée induite par la construction européenne compte pour bien peu. Le souverainisme, s'il n'est que politique, n'est en mesure de mobiliser qu'une poignée de vieux cons.
Dès lors les gesticulations de la Sarkozye autour d'une "fierté nationale" qu'on opposerait à l'Europe ne constituent qu'une europhobie de façade. Pas sûr que les "malgré-nous" de l'europhobie - salariés et usagers des entreprises publiques démantelées au nom de la "concurrence libre et non-faussée", ouvriers dont les usines s'exilent en Roumanie, agriculteurs et consommateurs pris dans les filets des lobbies transnationaux de l'agro-alimentaire - que peuvent tenter les "y'a qu'à" du FN, s'y laissent prendre. Il ferait beau voir des ténors de l'UMP remettre en cause, par exemple, la libéralisation des transports ou de l'énergie. Même un crétin comme Philippe Marini ne s'y risquerait pas: trop d'amis du "Premier Cercle", avec ou sans Woerth, en prendraient ombrage.
Il y a indéniablement quelque chose de lapidaire, de simpliste, dans la lecture que font les communistes du fascisme, voire du du nationalisme: tout cela ne serait qu'artifice destiné à détourner les damnés de la Terre des vrais enjeux, à savoir la lutte des classes. Comme pour les néo-libéraux, la condition et la fin de l'Histoire ne saurait, dans cette vision, être qu'économique et sociale. Ce n'est pas le moindre exploit du Sarkozysme que de redonner de l'actualité et de la pertinence à ce genre d'analyse. On agite le drapeau et l'"identité" pour faire passer la pilule d'un pouvoir de classe, en l'occurrence celui d'une caste d'oligarques. Ce faisant, on ne saurait remettre en cause les intérêts supérieurs de cette caste, que viennent  opportunément servir les directives d'une Commission Européenne gagnée à l'idéologie néo-libérale. Sarkozy, ou l'homme qui fait passer les communistes pour des gens clairvoyants.

Cela étant la radicalisation sécuritaire, xénophobe et anti-européenne du Sarkozysme n'est pas seulement indigne, ridicule et désastreuse. Elle est également, a priori, parfaitement vaine: soit l'"électorat populaire" fantasmé par l'Elysée existe, et il lui crachera vraisemblablement à la gueule. Soit il n'existe pas vraiment, et tout ce raffut n'aura servi qu'à faire fuir les centristes. Chapeau, l'artiste.

A bientôt

samedi 21 août 2010

De l'utilité d'un Brice Hortefeux

On pouvait croire, jusqu'alors, que les propos divers et variés lâchés par Brice Hortefeux, dont certains lui ont valu les foudres de la justice, relevaient de l'incontinence verbale. On se disait: bon, ce type est très droitier, son style d'"humour" flirte avec le bon vieux racisme franchouillard, mais finalement son problème c'est qu'avant de parler il oublie trop souvent de tourner sept fois sa langue dans sa bouche et, surtout, de vérifier qu'il n'y a pas de micro ou de caméra dans les parages. Ses dérapages semblaient relever de l'incongruité, de la flatulence incontrôlée qu'on tentait bien vite, avec plus ou moins de succès, de nuancer. Une sorte de pétomane involontaire sur le plan médiatique, rien d'autre qu'un "ami de trente ans" parfois un peu embarrassant. A tout le moins le porteur d'un discours souvent parasitaire, donc inutile en termes de communication politique.
Avec l'interview qu'il vient de donner au "Monde", on sait désormais que sa parole est un atout majeur dans la démarche relancée cet été, visant à couper l'herbe sous le pied de l'entreprise Le Pen père & fille. Contre le Front National, tout contre.
Il y déclare qu'il ne faut "pas confondre le petit milieu politico-médiatique parisien et la réalité de la société française (...) Vous êtes aveuglés par le sentiment dominant des soi-disant bien-pensants qui, en se gargarisant de leur pensée, renoncent à agir (...) Que certaines voix de la gauche milliardaire aient du mal à le comprendre ne me trouble pas du tout, bien au contraire ". Ce schéma de pensée - le "vrai peuple" d'un côté, une coterie minoritaire mais dont la parole domine les médias, de l'autre - est au coeur de la rhétorique du Front National. Le slogan "Le Pen, le peuple" n'est pas qu'une allitération anecdotique: ces gens sont intimement persuadés d'être les porte-parole du "vrai peuple", voire d'être le "vrai peuple" à eux tous seuls (tout comme, naguère, le parti de Lénine prétendait être "l'avant-garde de la classe ouvrière" et, de fil en aiguille, la classe ouvrière elle-même).
En reprenant à son compte, en la durcissant, l'idée d'une "majorité silencieuse" brandie par la droite après 1981, Brice Hortefeux fait sa part du travail dans l'O.P.A. hostile (dans la mesure où la cible n'a pas donné son accord, quoi qu'elle s'en réjouisse officiellement - normal, ça fait monter sa cotation) opérée par l'appareil Sarkozyste sur la "boîte à idées" des Le Pen: l'exaltation d'une "identité", l'association délibérée de l'immigration et de la délinquance, la pénalisation de l'irrévérence envers les symboles nationaux - "Marseillaise", drapeau - étaient déjà choses acquises. Manquait une pièce au puzzle national-populiste: l'anathème contre une classe "politico-médiatique" jugée déconnectée du "peuple" (on dira, pour se démarquer un chouia, "réalité de la société française"). Lacune comblée, donc. Non que ce type de discours n'ait  jamais été proféré auparavant par quiconque au sein de la droite parlementaire. Mais il y a que le "timing" de l'interview au "Monde" n'est pas indifférent, et que ce discours clôt (?) une récente séquence médiatique estivale, de Sarkozy à Ciotti, en passant par Estrosi. Et cette pièce du puzzle qu'apporte le Ministre de l'Intérieur n'est pas triviale, du point de vue idéologique. En effet, l'auto-désignation comme porte-parole du "vrai" peuple contre une "élite déconnectée" a pour corollaire le dénigrement a priori du discours de l'adversaire, toute critique ne pouvant émaner que d'une partie délégitimée de la population. En définitive, un pas majeur vers une rhétorique totalitaire. Symboliquement, il n'y a jamais loin de la "vérité de l'Église" au bûcher de Montségur.
On pourra, bien sûr, souligner le culot pyramidal d'un membre du gouvernement fustigeant le "politico-médiatique" quand on pense au trio Bouygues-Dassault-Lagardère. Ou brocardant une "gauche milliardaire" alors que les effluves nauséabonds de l'affaire Woerth sont loin d'être dissipés. Bref rappeler au ministre le fameux proverbe évoquant la paille, la poutre et l'oeil du voisin. On pourra tout autant, et là encore très justement, pronostiquer un effet-boomerang dévastateur sur le plan électoral, vis-à-vis du FN.
Mais on ne pourra plus considérer Brice Hortefeux comme une erreur de casting du point de vue médiatique. Il est au contraire, en cette fin d'été, une pièce essentielle d'un "plan de com' " décidé en haut lieu. L'ami Brice n'est pas un gros lourdingue inutile, nous voilà rassurés.

A bientôt

lundi 2 août 2010

Sarkozy, un Ferdinand Lop en moins drôle

Dans l'immédiat avant-guerre et jusqu'aux années soixante, Ferdinand Lop (1891-1974) bénéficia d'une popularité constante auprès d'un certain nombre d'étudiants du Quartier Latin. Candidat perpétuel aux élections présidentielles et législatives, il révéla peu de son programme politique, sinon quelques idées restées fameuses comme "l'interdiction de la pauvreté après 22h00" ou "la prolongation du boulevard Saint-Michel jusqu'à la mer". Il donnait un visage et une voix à une fraction non-négligeable de l'opinion publique, tout un peuple aux mille visages, que Gourio côtoya avec assiduité pour rédiger ses "Brèves de comptoir". Un courant d'opinion qu'on peut résumer par: "Y'a qu'à, faut qu'on". Le fait est que Ferdinand Lop ne fut jamais élu Président de la République. Nicolas Sarkozy, par contre, si.
Il faut dire que ses "Y'a qu'à, faut qu'on", à lui, vous avaient des accents réalistes. "Ensemble, tout devient possible" ne fut pas un slogan choisi au hasard. S'y mêlaient le retour du volontarisme en politique, le fier coup-de-menton d'une droite "décomplexée" qui manipulait sans vergogne les thèmes de prédilection du Front National, l'attrait que pouvait exercer un homme "neuf" résolu à faire bouger les choses, loin de l'"immobilisme" d'un Chirac ou de la prudence matoise d'un Mitterrand. Et puis il proposait des solutions qui, à défaut de susciter l'unanimité, avaient le mérite d'être simples et faciles à expliquer. Autrement plus claires que celles proposées par Ségolène Royal. Car Nicolas Sarkozy, tel Ferdinand Lop, ne semble détester rien tant que les pesanteurs du réel et donc, la complexité. Cette complexité, il convient de la contourner, de faire comme si elle n'existait pas, c'est l'essence même de la politique telle que l'entend Nicolas Sarkozy.

Aujourd'hui comme hier - et même, tout porte à le croire, plus qu'hier - la question de la délinquance ou de la criminalité issue des "cités" est vivement préoccupante, ce qui compte c'est de convaincre le citoyen et donc l'électeur "qu'on fait quelque chose". A partir de là, deux options:
  • Soit se coltiner le réel et sa complexité, c'est-à-dire expliquer que les problèmes ne se résoudront pas en un jour et donc sans doute pas avant Mai 2012
  • Soit éviter les questions sociales, économiques, d'éducation, d'organisation de l'action policière et réduire la situation à la présence persistante d'individus à problème, qu'il convient de circonvenir

C'est bien évidemment la seconde option que le gouvernement en place a choisi, et avant lui le Président lorsqu'il n'était que Ministre de l'Intérieur, donc en gros depuis 2002. Oui mais voilà: résultats nuls, à tout le moins pour les premiers intéressés, c'est-à-dire les citoyens-lambda qui, faisant fi des statistiques triomphantes, persistent à trouver que les nouvelles du  "front de l'insécurité" ne sont pas bonnes. C'est embêtant, car 2012 c'est bientôt. Et d'ores et déjà on pressent que le Front National est en passe de rafler la mise sur le plan électoral. Alors du coup, joker: on va, comme en 2007, proposer du Le Pen sans Le Pen. D'où la dernière annonce en date: préparer une disposition permettant de déchoir a posteriori certains criminels de leur nationalité française. Bien évidemment, l'idée suscite un tollé et, selon Robert Badinter, est anticonstitutionnelle donc in fine sans doute impraticable mais peu importe, le "débat" est déplacé: il ne s'agit plus de choisir entre la responsabilité individuelle et les circonstances socio-économiques / les défaillances d'un système, le choix est fait, on l'a vu, mais d'identifier a priori les individus suspects, en l'occurrence ceux "d'origine étrangère".

Et là, il y a un paradoxe: une disposition répressive, quelle qu'elle soit, a toujours pour ambition d'avoir des vertus dissuasives, c'était l'argument-clé des partisans de la peine de mort. Or voici un gouvernement qui s'est embourbé, des mois durant et en vain, dans un "débat" sur l'identité nationale. La moindre des conclusions qu'on puisse tirer de cet exercice laborieux, c'est que le sentiment d'appartenance à cette communauté nationale ne va pas de soi. Comment peut-on dès lors espérer que la perspective d'en être éventuellement exclu puisse avoir un rôle dissuasif majeur, davantage que la prison? Mettant de côté, si possible, toute considération morale, peut-on un instant imaginer que ce type de mesure ait une quelconque efficacité pratique?

De même, vous auriez pu objecter à Ferdinand Lop que "prolonger le boulevard Saint-Michel jusqu'à la mer" n'aurait en rien modifié le climat parisien. Lui-même ou ses partisans - et ils auraient eu raison - vous auraient répondu que vous n'aviez aucun sens de la poésie, car Ferdinand Lop c'était pour rire.

Sarkozy, par contre, c'est pour de vrai. "Y'a qu'à, faut qu'on", le leitmotiv Sarkozyen continue, en dépit de cette foutue réalité, en dépit du bon sens, en dépit, surtout, de tout frein éthique ou moral. "Pas de trêve estivale pour les voyous", a fanfaronné Brice Hortefeux ce week-end. Les cyniques et les crétins ne prendront pas de vacances non plus, visiblement.

See you, guys.

dimanche 25 juillet 2010

Crépuscule du droit à l'irrévérence?

L'article 433-5-1 du code pénal, créant un délit d'outrage au drapeau ou à l'hymne national lors d'une manifestation organisée ou réglementée par les autorités publiques, voté lors de l'adoption de la loi du 18 Mars 2003 portant sur la "sécurité intérieure", n'était pas suffisant. C'est ça, le problème, avec les lois de circonstance (en l'occurrence des supporters sifflant la "Marseillaise"): elles cherchent à préserver l'avenir en regardant le passé immédiat, fût-il anecdotique. Leurs initiateurs regrettent bien sûr, in petto, que la rétro-activité des lois soit inconstitutionnelle mais ils se disent "plus jamais ça, on va voir ce qu'on va voir". C'est tout vu, pour ce qui concerne la "Marseillaise" sifflée dans les stades (effet dissuasif nul) et par-dessus le marché, on n'avait pas prévu que ce type d'"outrage" puisse être perpétré lors de manifestations à caractère privé. Par exemple, lorsque la photo d'un type se torchant le derrière avec le bleu-blanc-rouge se trouve primée lors d'un concours organisé par la FNAC de Nice. Grave oubli réparé vendredi dernier, par la publication d'un décret du gouvernement, étendant l'"outrage" aux manifestations organisées par des acteurs privés. Ouf.
On peut bien légitimement disserter sur le caractère liberticide de telles initiatives. D'ailleurs aux États-Unis, que plus chatouilleux sur les questions patriotiques tu cherches longtemps, il existe bien un Flag Protection Act fédéral, renforcé au niveau des états par de multiples législations locales. Cependant les uns et les autres sont inapplicables, la Cour Suprême (United States Vs Eichman, 11 Juin 1990) ayant jugé que de telles dispositions étaient contraires au Premier Amendement de la Constitution, garantissant la liberté d'expression.
Mais la question de la liberté d'expression, que d'aucuns balaieraient d'un revers de manche à la Saint-Just - "ce n'est pas une liberté que d'insulter un symbole de la liberté" - a beau être importante, elle ne me semble pas, sur cette affaire, constituer le seul enjeu. Se pose également la question du contexte dans lequel s'inscrit cette initiative.
Ce n'est peut-être qu'une coïncidence, mais la publication de ce décret fait suite à l'éviction de France Inter de deux humoristes particulièrement irrévérencieux, Stéphane Guillon et Didier Porte. Et, plus récemment, à la réaction outrée d'un syndicat de gardiens de la paix (SGP FO) à la diffusion d'une campagne publicitaire pour une célèbre marque de volailles mettant en scène des policiers et affirmant qu' "un bon poulet, c'est un poulet en liberté". Inacceptable de dénigrer ainsi de façon "vulgaire", pour le syndicat en question, le noble et dangereux métier de flic en uniforme. Autant dire poulet-tiquement incorrect. On pourrait ainsi multiplier les exemples où des images, des films, des textes s'inscrivant dans une tradition multi-séculaire d'irrespect rigolard face aux symboles du pouvoir ou des institutions se voient publiquement violemment critiqués, voire éventuellement interdits, au nom d'une notion de "respect" de plus en plus élastique. Un point commun à cette vague qu'on pourrait, somme toute, qualifier de réactionnaire: le côté revanchard.
On sait que le tsunami culturel de 1968 n'a pas été digéré par tous. Nicolas Sarkozy, lors de sa campagne de 2007, se faisait fort de "liquider l'héritage de Mai", c'est bien à une "révolution culturelle à l'envers" façon Reagan qu'invitait le candidat de la droite, il s'agissait de réhabiliter bruyamment le "sentiment national" qu'une gauche irresponsable laissait à vau-l'eau. Mais même si on ne prête qu'aux riches, on ne saurait surestimer l'impact de l'élection de Nicolas Sarkozy, qui en l'occurrence est davantage un effet qu'une cause. Plus profondément, cet obsession sur les valeurs de Mai 68 qu'il conviendrait de liquider faisait écho à l'exaspération d'une fraction agissante de l'électorat de droite et d'extrême-droite, s'inscrivant  dans un phénomène plus large de "concurrence mémorielle". On vit ainsi des députés, dès 2005, tenter d'imposer aux enseignants en Histoire de "souligner les aspect positifs de la colonisation française". On sait ce qu'il advint de cette initiative, mais elle était symptomatique d'une volonté de prendre à rebours l'évolution du discours de la "nation" sur elle-même depuis quatre décennies. Cette volonté de revanche a pu s'accompagner d'une remise en cause du "politiquement correct" - désignant un souci d'antiracisme et de tolérance largement partagé dans les médias et au delà. Cette posture se voulant libertaire inverse les rôles: ce sont les "Français" et leurs symboles, leurs "valeurs traditionnelles", leur Histoire qui seraient aujourd'hui menacés, dénigrés. A ce titre on notera la récurrence, dans le discours du Front National, de l'expression "racisme anti-Français".
Dès lors il conviendrait de "rétablir un équilibre": pas touche à mon drapeau, à mon hymne national. Michel Droit avait commis dans le "Figaro Magazine", en juin 1979, un article vilipendant Serge Gainsbourg et sa "Marseillaise" reggae. Ne traitez pas l'hymne national à la légère, bas les pattes, disait-il en substance à l'artiste. Comme vous êtes Juif ça pourrait stimuler l'antisémitisme, s'inquiétait cette belle âme d'académicien. A l'époque, ce "papier" lui avait valu, pour longtemps, le surnom de "Michel Tordu". Aujourd'hui, on ne mobilise pas des polémistes réactionnaires, on pond des décrets, ça va plus vite.


Les obsédés du respect des symboles nationaux peuvent croire aujourd'hui qu'ils ont remporté une victoire. Parmi eux cependant, et singulièrement au Front National, se trouvent, à n'en pas douter, des gens qui fustigent le caractère "liberticide" de la loi Gayssot, qui interdit les publications ou les propos publics négationnistes. Mais le problème de la loi Gayssot, ce n'est pas qu'elle limite la liberté d'expression de quelques conspirationnistes antisémites, c'est qu'elle induit la notion de "vérité officielle", propre à stimuler des réflexes "libertaires" d'un genre un peu spécial.
De la même façon, et toutes proportions gardées, les lois sanctuarisant le bleu-blanc-rouge et la "Marseillaise" ne devraient pas manquer d'encourager l'imagination d'artistes en tout genre pour en tester les limites... Par ailleurs, in fine,  la réaction (c'est le cas de le dire) du syndicat des gardiens de la paix n'aura eu pour effet que d'amplifier par un "buzz" une campagne de pub au demeurant assez minable.

Le droit à l'irrévérence, déjà malmené par les islamistes radicaux barbus et les cathos "tradi" à poil ras, en a encore théoriquement pris un sacré coup. Pas sûr cependant que, dans les faits, ces offensives législatives atteignent leur but, à savoir la dissuasion. Coluche ne peut pas mourir deux fois.

Ciao, belli.

dimanche 18 juillet 2010

En attendant l'assaut de la Marine

En janvier 2011, à moins d'un improbable coup de théâtre qui verrait les militants du FN lui préférer Bruno Gollnisch (au demeurant charismatique comme une endive), Marine Le Pen succédera à son paternel à la tête du Front National. Elle devrait dès lors entamer officiellement sa campagne pour la présidentielle... même si, en réalité, d'autres se sont déjà chargés de lui dégager un boulevard: j'entends par là la machine politique Sarkozyenne, dont le principal impact sur le paysage politique français aura été de créer les conditions d'une amplification du vote FN.
Comment, direz vous, mais bien au contraire, voyons, Nicolas Sarkozy a marginalisé le parti d'extrême-droite en "pompant" allègrement ses thèmes de campagne en 2007... Foutaises: le coup de semonce d'Hénin-Beaumont, il y a un an, infirmait déjà la théorie du siphonnage des voix FN, nous en avions longuement parlé ici. L'effondrement du business model Sarkozy pour la "reconquête de l'électorat populaire", avec le bruyant retour du thème du pouvoir (et) de l'argent, relève désormais de l'évidence.
En construisant son argumentaire de campagne en 2007, Nicolas Sarkozy avait usé d'un puissant levier: la promesse de la résolution du mal-être/mal-vivre frappant les milieux populaires confrontés à la violence urbaine d'une part, à une "multi-culturalité" parfois déstabilisante et non-désirée d'autre part. Je sais qu'il est de bon ton de déconnecter la seconde de la première si on entend ne pas être taxé de xénophobie ou de racisme: le fait est, cependant, qu'il y a juxtaposition des deux phénomènes, à tout le moins sur le plan géographique - les fameuses "cités" et leur environnement immédiat. Juxtaposition ne signifie pas, lorsqu'on fait un tant soit peu fonctionner ses neurones, lien de cause à effet: le chômage, la dégradation des conditions de logement, la dislocation des liens sociaux, l'abandon du "terrain" par les services publics sont bien évidemment les "variables explicatives" de la délinquance. Mais lorsqu'on est confronté à cette dernière au jour le jour, il y a de fortes probabilités qu'un citoyen "raisonnable" en vienne d'abord à se contrefoutre des arguments sociologiques ("bon, admettons, mais là, tout de suite, on fait quoi?"), puis à adhérer à des explications essentialistes ("J'suis pas raciste/mais quand même les bicots/chaque fois qu'y a un sale coup/ben y faut qu'y z'en soient" comme le faisait dire Renaud au "boulanger du coin" dans l'une de ses chansons), enfin à approuver des "solutions" articulées autour de la stigmatisation de l'étranger. C'est en pariant implicitement - voire explicitement - sur cet enchaînement que la campagne Sarkozy de 2007 a coupé l'herbe sous le pied de Jean-Marie Le Pen.
Seulement voilà: au delà du désastreux échec de la politique sécuritaire (les événements récents de Grenoble en étant une illustration), au delà de l'escamotage du "plan Marshall des banlieues", au delà de la déroute du "débat sur l'identité nationale" - autant de promesses non tenues à l'électorat FN- un tapis rouge est déroulé sous les pieds de l'extrême-droite car le pas de deux entamé par Sarkozy avec les thèmes du Front National a, dès le départ, négligé deux faits fondamentaux:
  • Le premier, historique, est que le couple ordre/identité n'est pas le seul ressort de la popularité des thèses d'extrême-droite: s'y ajoute la détestation de l'argent-roi et de la corruption. Qu'on se souvienne qu'à l'origine des émeutes du 6 Février 1934, il y a l'affaire Stavisky. La "république des copains et des coquins" risque d'être qualifiée de "gueuse" (glissement du "Canard Enchaîné" à "Rivarol") pour peu que soit manifeste, en temps de crise et de "sacrifices", une collusion entre le pouvoir de l'argent et le pouvoir tout court: nous y sommes avec le feuilleton Woerth-Bettencourt, en attendant que ne se déroule la prometteuse pelote du financement des "micro-partis". La question de l'argent et du pouvoir, qui n'est pas nouvelle, aurait pu rester relativement marginale n'eût été, avec le Sarkozysme, la rupture d'un pacte entre l'Etat et les classes moyennes/moyennes inférieures: le détricotage systématique, au nom de la "réforme", d'un tissu d'emplois publics dont on fustige la redondance et les "privilèges" de ceux qui les occupent.
  • Le second, conjoncturel, est l'effacement prévisible de la personne même de Jean-Marie Le Pen. Il ne fallait pas être Paul-le-poulpe, en 2007, pour envisager que sa fille Marine pourrait reprendre son flambeau. Or ce changement de leadership a des conséquences considérables. Grâce à son patronyme, véritable "capital-image" largement nourri par son père au cours des dernières décennies, Marine n'a nul besoin d'en faire des wagons pour stimuler les réflexes xénophobes ou racistes. Elle peut se garder par ailleurs de touiller la marmite de l'Histoire (le "détail") pour rallier les survivants de l'extrême-droite-canal-historique. Ces derniers en seront peut-être un peu frustrés, mais nul risque qu'ils ne quittent le navire en période électorale, ils n'ont pas d'alternative crédible. Dès lors s'effaceront progressivement les preuves d'un caractère sulfureux du vote FN.

Les thèmes de l'immigration, de la sécurité et de l'identité nationale ayant été sciemment - mais vainement - "mixés" par les apprentis-DJ au pouvoir depuis 2007, la marque Le Pen garantissant sur ce "mix" un surcroît d'authenticité, restera à Marine à entonner avec application un "tous pourris/sortons les sortants", ce qu'elle a d'ores et déjà commencé à faire. Dès lors il est assez comique d'entendre des représentants de l'UMP (Juppé, entre autres) s'en prendre à une gauche qui, en fustigeant les dérives ploutocratiques du pouvoir, ferait le "jeu du Front National". C'est vraiment la passoire qui traite le couscoussier d'objet percé, comme on dit en Afrique. Hortefeux, ou Boute-Feu?

Sarkozy a sans aucun doute inversé la pompe à siphonner les voix. Celà étant, la gauche n'a plus le droit de négliger les peurs et l'exaspération des milieux populaires, en deçà ou au delà des questions sociales. Pas sûr que la très floue notion de "care" constitue un étendard très rassembleur. Le "care", nid d'abscons, il va peut-être falloir trouver quelque chose d'un peu plus explicite si on veut résister à l'assaut de la Marine.

See you, guys

lundi 28 juin 2010

L'insoutenable légèreté du Woerth

Il est un anglicisme désormais abondamment utilisé, le plus souvent comme euphémisme: "problème de gouvernance" (governance issue). Lorsqu'au sein d'une organisation quelconque on observe du favoritisme, du népotisme, des détournements de fonds, une incompétence flagrante alliée à un pouvoir sans garde-fou, un conflit d'intérêts ou une corruption généralisée, on ne parlera aujourd'hui ni de pétaudière, ni de foutoir: on dira que cette organisation rencontre "un problème de gouvernance". Ainsi en va-t'il de la Fédération Française de Football dont le président, Jean-Pierre Escalettes, a dû rendre ce jour son tablier, contraint et forcé. En cause: 23 gamins pourris-gâtés et capricieux ayant trop peu mis la baballe dans les bubuts lors du Mondial de football, de surcroît supervisés par un "coach" ostensiblement plus bavard qu'efficace. 1940-2010, d'un désastre l'autre, c'est la France tout entière, Président de la République en tête, qui entend laver bruyamment ce linge sale. Haro donc sur ce président de fédération sportive, vecteur d'une défaite humiliante, en attendant une probable mission parlementaire qui ferait tomber d'autres têtes. On a les "procès de Riom" qu'on peut.

Pour que de telles mesures purificatrices soient cependant mises en oeuvre, il faut que les parties ayant un intérêt dans la bonne marche de l'organisation visée se rejoignent sur un diagnostic commun: de ce consensus naîtra la résolution du "problème de gouvernance". Or ce consensus est parfois difficile, voire impossible à atteindre.

Prenons par exemple ce qu'on appelle désormais "l'affaire Bettencourt". Au détour d'un litige d'ordre privé aux rebondissements façon "Dallas", on apprend que l'épouse du Ministre du Travail, Éric Woerth, occupe un emploi au sein de Clymène, société chargée de la gestion de la fortune de Liliane Bettencourt, héritière du groupe L'Oréal. Petit détail qui n'échappe pas aux observateurs: Éric Woerth occupait jusqu'il y a peu le poste de Ministre du Budget, tandis que son épouse appartenait à une équipe travaillant d'arrache-pied à faire échapper quelques milliards d'Euros au fisc. Oups, direz-vous. Et bien non, ou plutôt: seuls les partis politiques d'opposition et la quasi-totalité des commentateurs y trouvent quelque chose à redire. Le Président de la République, le gouvernement, l'UMP, non. Posture obligée, objectera-t'on, Éric Woerth est en charge du délicat dossier de la réforme des retraites, pas question de l'abandonner en rase-campagne. Tout de même, nonobstant les imprécations d'un Arnaud Montebourg ou d'une Eva Joly, nonobstant les quolibets qui fusent ("L'Oréal, because I'm Woerth it") on défend, vaille que vaille, l'indéfendable.

L'indéfendable car de toute évidence il y a conflit d'intérêts. La preuve en est qu'on a bien vite demandé à Madame Woerth d'aller exercer ses talents ailleurs. "Pour faire taire la calomnie", dit-on en substance.

Ce qui n'est pas le moins stupéfiant, dans cette affaire, c'est la ligne de défense adoptée par l'intéressé et ses chiens de garde: Éric Woerth est honnête, nous dit-on. Pas d'enrichissement personnel, s'empresse-t'on de préciser, M. Woerth est un janséniste de la politique, jugulaire-jugulaire, d'ailleurs observez bien son visage d'expert-comptable gavé de fichiers Excel: imagineriez-vous cet homme parader au Fouquet's ou agitant une Rolex? Subtile diversion, Alain Juppé suggère amicalement à Éric Woerth d'abandonner ses fonctions de Trésorier de l'UMP. Serait-ce parce que, par pure coïncidence, Liliane Bettencourt pourrait éventuellement appartenir à un groupe de généreux donateurs du parti présidentiel? Et que donc, horrible soupçon, on serait amené à supputer un retour d'ascenseur? Qu'il est de bon conseil, ce cher Alain Juppé, vite vite, M. Woerth, abandonnez-donc ce rôle d'argentier du parti. Pour faire taire la calomnie, là encore. Ah, il vous aura fallu en faire, des sacrifices.

Sur le fond, ce pathétique fait-divers est symptomatique de la formidable désinvolture d'une partie des "élites" françaises. A travers ses dénégations qui sont certainement sincères, Éric Woerth fait un terrible aveu: il ne voit pas où est le problème. Il ne tire pas de bénéfice personnel de l'histoire, donc tout va bien, circulez, y a rien à voir. Insoutenable légèreté des êtres d'un certain monde, s'affranchissant eux-mêmes de toute réalité. L'éthique se résume à une ligne jaune à ne pas franchir: se garder de taper dans la caisse. Pour le reste, la notion même de "conflit d'intérêts", quand bien même on en percevrait l'existence, n'a aucun sens: ministre, conseillère fiscale de haut niveau, vieille dame milliardaire - même sucrant un peu les fraises - on est entre soi, du même monde. S'il y a bien des intérêts, comment pourrait-il y avoir conflit? Mieux: c'est parce qu'il y a des intérêts qu'il n'y a pas conflit. L'agitation médiatique autour de l'"affaire Bettencourt" n'est donc pas seulement une douloureuse épreuve: elle est une nuisance inconvenante et, pour tout dire, inconcevable. Contrairement au foot pas de consensus, donc, sur un éventuel "problème de gouvernance".

Alain Juppé, l'"ami" d'Éric Woerth, a pris soin de préciser sa pensée: l’"exploitation politicienne" de cette affaire "a pour résultat d’apporter des voix à Marine Le Pen". Comme naguère la gauche quand elle niait à la fois la réalité des problèmes d'insécurité et les préoccupations qui en découlaient pour ne pas "faire le jeu de Le Pen", on nie aujourd'hui, à droite, le caractère inacceptable, par le plus grand nombre, de certaines connivences politico-financières. La gauche a autrefois chèrement payé son déni de la réalité, la droite commence ce jour à recevoir ses premières factures. L'insoutenable légèreté du Woerth ne le préservera pas, ni lui ni les siens, des lois de la pesanteur.

On est en train d'identifier et de traiter, au sein de la Fédération Française de Football, un "problème de gouvernance". Il en est un autre, ailleurs, qui exigerait au moins autant de diligence: l'aveuglement imbécile d'une clique désinvolte.


A bientôt

vendredi 28 mai 2010

2016, le bout du tunnel

Le Sarkozysme, en tant que mode de gouvernance, a ceci de particulier: il est à la fois imprévisible et cousu de fil blanc.
Imprévisible car le Président de la République française conçoit son mandat comme un plan média avec des séquences qui sont prévues soit des mois à l'avance, soit sous quarante-huit heures. Ces séquences, très rapprochées et de nature coq-à-l'ânesque, ont pour effet de surprendre à la fois médias et adversaires politiques.
Cousu de fil blanc car ces séquences s'inscrivent ouvertement, et même parfois outrageusement, dans le cadre d'une tentative permanente de conquérir l'opinion, soit par segment, soit de façon transversale. Avec, en ligne de mire, la présidentielle de 2012. Et rien d'autre.
Suite à la déculottée historique de la majorité aux élections régionales on a assisté au déclenchement d'une phase "reconquête-de-l'électorat-de-droite" également désignée sous les termes de "retour-aux-fondamentaux". Foin du dépassement des clivages, du "ensemble, tout devient possible", trêve de billevesées, donc, on attaque dans le dur: la droite, se dit-on à l'Elysée, depuis toujours c'est l'obsession de l'ordre, la tendresse pour la ruralité, et la propension à proposer des options économiques "responsables". Alors exeunt les préoccupations écologiques et la "réforme du capitalisme", on va parler flicaille, soutien aux agriculteurs et tiens, ça c'est une bonne idée, on va s'occuper du "problème des retraites".
C'est une bonne idée car malgré sa complexité, ce dossier porte en germe ce qu'on appelle un élément "clivant": l'âge légal de la retraite. Peu importe que cet âge légal soit, dans les faits, souvent trop peu atteint - la retraite anticipée, alternative présentable, et de surcroît subventionnée, à un coûteux licenciement sec, peu importe que cet arbre cache la forêt des questions de la pénibilité et de la variabilité de l'espérance de vie... La mise en avant de cette question présente deux avantages: un, elle escamote habilement celle des sources de financement alternatives à la masse salariale; deux, "la-retraite-à-soixante-ans" est un symbole à gauche.
Bingo: tandis que la direction du PS monte sur ses ergots pour défendre ce symbole, la droite se targue de "briser un tabou" (tout en faisant semblant d'avoir envisagé cette option en dernier recours, alors qu'en fait elle ne pense qu'à ça depuis le début). Chacun retrouve ses marques sans trop se fouler. Net net, Sarkozy continue sa reconquête du "peuple de droite", et c'est ça qui compte pour l'instant.
Mais le côté "clivant" de l'âge de la retraite ne présente pas, à terme, que des avantages. Après tout, de nombreux électeurs de droite sont salariés. Et par ailleurs, aussi convaincu qu'on puisse paraître de sa propre toute-puissance, il faut se rendre à l'évidence: le problème du revenu des agriculteurs est plus durable que leur gestion des sols, et les initiatives sécuritaires patinent ouvertement dans la semoule. Sur les "fondamentaux", ça sent un peu l'échec, somme toute. Il serait grand temps de se dégotter un vrai succès...
Mais...? Quelle est cette clameur de joie qui monte ce jour du peuple d'en bas, du milieu, d'en haut?...
"OUAIIIIS!!! ON-A-GA-GNE!!!!"
Quoi, demandez-vous? Enfin pardi, mais bien sûr: la France va héberger, en 2016, la coupe de l'UEFA!
Et tout ça grâce à qui, hmm? La preuve, Il est allé Lui-même défendre la cause de la patrie à Genève, ce jour, coiffant au poteau les perfides Ottomans et les futiles Transalpins. " (...) C'est bien qu'il soit venu. Si Nicolas (Sarkozy) n'avait pas été là, la Turquie aurait certainement gagné" admet Michel Platini, président de l'UEFA. Et ça, reconnaissons-le, ç'aurait été affreux.
Alors du coup, l'avenir s'éclaire. 2016, certes, c'est loin, mais quelle belle lueur au bout de ce long tunnel... Car dans la minute qui a suivi l'annonce de cette grande victoire, on a pu en apercevoir les fruits merveilleux: sept stades à rénover, quatre à construire, sans compter les infrastructures de transport public qu'on créera à l'occasion - jusque là, ces projets d'infrastructure semblaient bien dispendieux mais là, vous pensez bien, on ne va pas mégoter. Toutes activités qui vont générer des emplois dans le BTP, bien sûr, même si les recettes sociales qui devraient aller avec risquent de manquer un peu - le BTP a une réputation qu'il ne saurait trahir. Et puis, des semaines durant, des centaines de milliers de supporters des quatre coins du continent viendront nourrir une ambiance bon-enfant, joyeuse mais digne, toute de fraternité et de tolérance. Le tout pour quelques centaines de millions d'euros de dépenses publiques, une paille.
Le spectacle footballistique comme dérivatif à une morosité qui, si on n'y prend garde, peut dégénérer en ressentiment politique, le constat n'est pas nouveau. Le simple fait de l'énoncer est même un lieu-commun usé jusqu'à la corde... mais ce lieu-commun a sa part de vérité. "J'entretiens onze imbéciles pour en calmer neuf cents", disait le personnage joué par Jean Bouise - propriétaire du club de foot et de l'usine du coin - dans "Coup de tête" de Jean-Jacques Annaud (1979)...Dans le cas qui nous occupe, ça fait un peu plus de monde à calmer.
Mais par les temps qui courent, montrer qu'on a "la gagne" sur des enjeux aussi considérables que le foot, c'est toujours bon à prendre. A la fois imprévisible et cousu de fil blanc, je vous dis.
Allez, salut

vendredi 14 mai 2010

Burkina Faso: l'homme qui arrêta le désert

«Succès tangible dans la lutte contre la désertification » : si ce titre devait apparaître ici ou là dans les médias, on peut raisonnablement penser qu’il coifferait un article évoquant une prouesse technologique ou scientifique facilitée par un apport massif de fonds, publics ou privés. De l’UNESCO à la Fondation Jacques Chirac – la première depuis 1977, la seconde depuis moins longtemps, forcément – nombreuses sont les institutions qui s’efforcent de combattre ce drame des pays sub-sahariens. Avec plus ou moins de bonheur et plutôt moins que plus, a priori, tant, il est vrai, sont nombreuses les données de l’équation: changements climatiques, déboisement accru dû à la pression démographique, surexploitation pour les monocultures destinées à l’exportation (encore un effet de la « mondialisation heureuse » chère a Alain Minc) et donc appauvrissement des sols, etc. Cependant, toutes choses égales par ailleurs, on aurait pu espérer que les myriades d’ingénieurs agronomes, de chimistes, de botanistes que les universités du monde entier produisent chaque année aient pu, depuis tout ce temps, trouver une solution technique au problème de la désertification - à défaut de résoudre les questions politico-sociales, économiques et climatiques qui en sont la cause profonde. Une solution technique aisément applicable dans les pays victimes du phénomène, bien sûr, sans quoi elle n’aurait aucun intérêt.
« Succès tangible dans la lutte contre la désertification » annoncerait donc l’histoire exemplaire d’une équipe de scientifiques opiniâtres et talentueux n’ayant compté ni leurs heures ni l’argent de leurs sponsors. S’ensuivrait l’annonce de la mise en place d’un vaste et dispendieux plan de mise en œuvre avec budget et comité international de suivi. Ce serait une histoire qui se passerait quelque part dans un pays « développé ». Enfin, normalement.

Car cette histoire a véritablement eu lieu – on a trouvé une solution technique peu onéreuse et efficace face a la désertification – seulement voilà : elle s’est passée dans un des pays les plus pauvres du monde, le Burkina Faso, et met en scène un paysan ayant pour seul bagage scolaire quelques années passées dans une école coranique au Mali. Il ne parle que le Mooré (la langue du groupe dominant dans son pays, les Mossis) et ne sait ni lire ni écrire. Il s’appelle Yacouba Sawadogo. Il vit à Ouahigouya, dans la province du Yatenga, au nord du pays.


Voici – résumé de façon succincte - ce qu’a fait cet homme : un jour, il y a plus de 25 ans, alors que ses voisins fuyaient leurs terres devenues arides, il est resté sur les siennes et s’est gratté la tête. Au Burkina et dans la région, il existe une technique traditionnelle de fertilisation des sols, qui s’appelle le « zaï ». Cette technique consiste à semer dans des trous creusés mètre après mètre, lors de la saison des pluies. Yacouba s’est appuyé sur cette technique, et l'a perfectionnée.

  • D'abord, il a creusé ces trous avant la saison des pluies. Cette initiative lui a immédiatement valu l'animosité de ses voisins. Ce "timing" inhabituel allait à l'encontre des traditions et les traditions, hein, quelle que soit la latitude, c'est sacré. Pour se rassurer, on le traita de fou

  • Ensuite, il s'est dit qu'ajouter du compost dans les trous en question serait probablement une bonne idée. Pour faciliter l'aération de l'ensemble, il y a "invité" des termites
  • Enfin, suite à une expérience menée par l'ONG Oxfam, il a mis en place des systèmes de mini-digues afin d'éviter l'écoulement trop rapide des eaux de pluie

De surcroît, Yacouba avait compris l'importance de la présence de forêts pour protéger les cultures vivrières. Là encore, son point de vue était nouveau: une forêt, dans la vision traditionnelle, ne pouvait servir que de réserve de combustible ou de matériau de construction. Ce "zaï amélioré", il l'appliqua donc non seulement à ses cultures, mais également à la création, d'année en année, d'un ensemble forestier, là où il n’y avait que le désert. Ça a marché. Les rendements des cultures des terres de Yacouba se sont avérés bien meilleurs que celles de ses voisins, grâce notamment à la présence de sa forêt.

Les spécialistes de l’agronomie ou de la botanique, comme le professeur Chris Reij de la Vrij University d’Amsterdam, qui suivent le travail de Yacouba depuis des années, sont formels : ils en sont comme deux ronds de flan. « Yacouba, à lui tout seul, a eu davantage d’impact sur la conservation que tous les chercheurs nationaux et internationaux réunis. Dans cette région, des dizaines de milliers d’hectares qui étaient devenus improductifs sont redevenus fertiles grâce aux techniques de Yacouba », affirme Chis Reij.
Yacouba ne s’est pas contenté de reconstituer une forêt et d'améliorer les rendements agricoles: il s’est efforcé, ces dernières années, de transmettre son savoir. Tant et si bien que le « zaï amélioré » de Yacouba s’est diffusé dans tout le Yatenga et au delà, pour les cultures vivrières comme le mil ou le sorgho.

Cette histoire, un cinéaste-photographe, ancien cameraman de la BBC, Mark Dodd, a entrepris l’an dernier de la raconter, sous la forme d’un docu-fiction d’une soixantaine de minutes : « The man who stopped the desert ». On y voit notamment Yacouba arpenter le « mall » de Washington D.C., avant d’aller s’exprimer devant des officiels américains, à l’invitation d’Oxfam, en novembre 2009.

Alors, « happy ending »? Hosanna au plus haut des cieux, la puissante Amérique va donner l’ampleur qu’elles méritent aux trouvailles de Yacouba et sanctuariser sa forêt qui a « arrêté le désert »? Pas sûr.

Car il n’est pas impossible qu’il soit trop tard. Yacouba se fait vieux. Or la municipalité de Ouahigouya entreprend en ce moment de lotir des terrains pour faire face à l’accroissement de la population. Et entre la nécessité de trouver de la place pour le plus grand nombre et le souci de préserver la « forêt de Yacouba » et son écosystème reconstitué, qui fascinent tant les spécialistes occidentaux, on n’hésitera pas longtemps. Non par méchanceté ou par ignorance, mais tout simplement parce que les ressources manquent et que si on doit fixer des priorités, on choisira les humains plutôt que la « nature ». Et bien pignouf serait celui qui, bien installé dans un de nos pays a climat tempéré, où l’espérance de vie moyenne dépasse quarante-cinq ans, trouverait quelque chose à y redire. D’autant que les villageois, au Burkina, n’apprécient pas vraiment de vivre trop près d’une forêt : on craint, sans doute a juste titre, la présence des serpents. Alors tant que Yacouba sera vivant – et compte tenu de son prestige – on ne touchera pas a sa forêt. Après…
Et puis les initiatives de Yacouba n’ont pas nécessairement suscité l’enthousiasme de tous, à Ouahigouya… Ses voisins, parce que ses idées allaient à l'encontre des traditions, ont un jour mis le feu a sa forêt. Il s’en est fallu de peu qu’elle disparaisse pour de bon.

Cette histoire est exemplaire parce qu'elle nous redit que l'intelligence d'un seul peut, lorsqu'elle ose bousculer le conformisme de la multitude, favoriser l'intérêt de tous. Cette histoire est exemplaire parce qu’elle bat en brèche la propagande des fabricants d’engrais, de pesticides, de fongicides, d’herbicides et d’OGM qui voudraient nous faire croire que la survie de l’humanité affamée passe exclusivement par le gonflement de leurs profits. Mais cette histoire n’a pas de morale, car on n’en connaît pas la fin, en tout cas pas de façon certaine.

Quoiqu’il en soit il m’a semblé qu’elle valait la peine d’être racontée. By the way, « The man who stopped the desert » cherche un diffuseur. En ces temps de commémoration du cinquantenaire des indépendances, il ne serait pas inutile qu’une grande chaîne TV contribue à casser, auprès du plus grand nombre, les préjugés sur l’Afrique. Notamment celui qui consiste à croire que la résolution des problèmes du continent est une affaire de Blancs, rivalisant d’idées pour « mobiliser les populations locales autour de projets qu’elles peuvent s’approprier ». Alors à bon entendeur…

Pour un aperçu du film de Mark Dodd: http://www.1080films.co.uk/project-mwsd.htm


Ciao, belli

Post-scriptum: cet article est le 100ème sur ce blog. Ça fait quelque chose, tout de même...