jeudi 17 septembre 2015

Dommage collatéral

Il y a un peu plus de quarante ans (1973), le romancier Jean Raspail publiait un best-seller, Le Camp des Saints, vision apocalyptique d'un Occident submergé par le déferlement non-violent d'une masse humaine à la peau plus ou moins sombre. Ce roman a connu un "revival" il y a quatre ans -  phénomène dûment signalé sur ce blog (repris sur Rue89). Résumé : l'auteur imaginait l'embarquement, sur des rafiots pourris, de centaines de milliers puis de millions d'Africains, d'Indiens, d'Arabes avec pour destination les côtes européennes - singulièrement celles de la Côte d'Azur française. Dans la foulée, aux Etats-Unis, les Noirs sortaient de leurs ghettos et s'installaient en masse dans les quartiers de Blancs. S'ensuivait une désagrégation rapide des nations occidentales, tétanisées par leur compassion et leur mauvaise conscience (post-coloniale, anti-raciste) - compassion et mauvaise conscience alimentées par une noria d'intellectuels de gauche contrôlant les médias - et incapables de prendre la moindre mesure pour endiguer ce flot humain. Seuls quelques vieux briscards (les "saints"), retranchés dans un mas provençal (le "camp"), se lançaient dans un "baroud d'honneur" en dégommant à coup de fusil de chasse les intrus - avant d'être neutralisés par la masse des "non-blancs".
Personne ne serait étonné d'apprendre que, compte tenu de l'actualité, ce roman ne connaisse une nouvelle vague d'engouement. Et, à vrai dire, le propos de ce livre, dont on ne doute pas qu'il soit considéré par certains comme prémonitoire (Marine Le Pen invite aujourd'hui les Français à le "lire ou relire") est un concentré du fantasme du "grand remplacement", une version chimiquement pure de la vision d'une Europe blanche et chrétienne menacée démographiquement et culturellement par les masses du tiers-monde. Depuis 1973 s'est, de surcroît, greffée la peur d'un Islam vécu comme "conquérant". 

Sauf que: prémonitoire, mon cul.

En effet, en admettant que l'afflux actuel vers l'Europe de migrants venus d'Afrique, d'une part, du Moyen-Orient en feu, d'autre part, ressemble à un commencement du scénario imaginé par Jean Raspail, ce n'est pas à un amollissement généralisé que l'on assiste mais, au contraire, à un durcissement tous azimuths, une crispation "identitaire" que signale la montée de partis ou mouvements nationalistes en Europe, du Front National en France à Jobbik en Hongrie en passant par PEGIDA en Allemagne, le Vlaamse Belang en Belgique, Aube Dorée en Grèce, etc. Sans oublier, de l'autre côté de l'Atlantique, le succès d'un Donald Trump qui prétend renvoyer au sud du Rio Grande quelques 11 millions d'immigrants mexicains. Bref, les "saints" sont maintenant suffisamment nombreux pour que leurs "camps" respectifs s'agrègent en un archipel du goulag tentaculaire, à l'échelle de l'occident tout entier.
Et pour le coup, si amollissement il y a du côté des dirigeants et des élites, c'est face à cette crispation généralisée, non face à "l'invasion" des immigrants. A tel point qu'on voit un Michel Onfray, historiquement de gauche, reprendre à son compte l'argument des "peuples" trahis par les "élites", et singulièrement sur la question de l'immigration. Cet "air du temps" est vivement combattu par un certain nombre d'intellectuels "restés de gauche" - voir l'intéressante réponse à Michel Onfray par Laurent Joffrin dans "Libération".

Les dirigeants et, au delà, les "sachants" européens sont bien, quoi qu'il en soit, sous l'effet d'une  sidération, incapables d'inventer et, surtout, de mettre en valeur, un moyen-terme entre l'irréaliste fermeture absolue des frontières et le naïf et irresponsable laisser-faire. Un moyen-terme -  "a nice average", comme disent les Américains - qui ne saurait s'inventer que collectivement, à l'échelle européenne (ne serait-ce que pour des raisons pratiques): or l'Europe est précisément en panne de pensée collective, ou plus exactement de pensée politique.

Lorsque les uns ou les autres (dont votre serviteur) s'émeuvent des déferlements de haine et de bêtise - incendies de mosquées, cimetières profanés, propos de bistrot tenus par des élus ou des stars médiatiques, etc... - qui accompagnent la montée des "fronts nationaux" en tout genre et de toute origine, il convient, une fois l'émotion passée, de se demander ce qui, fondamentalement, sous-tend cette montée incontestable de l'intolérance et du racisme ou, plus exactement, de l'effondrement des digues qui naguère continrent cette intolérance et ce racisme.

Sans chercher trop loin ni trop longtemps: depuis le début des années 90 s'est amorcée une construction européenne exclusivement consacrée à la mise en place d'un marché, d'une Europe où le libre-échange constitue l'alpha et l'oméga du bonheur des peuples et organisant, de facto, la concurrence sociale et fiscale de tous contre tous. Dans ce "meilleur des mondes", bien évidemment les nations et leurs oripeaux s'effacent (personnellement je ne saurais m'en plaindre) mais, surtout, le politique est une incongruité face aux "nécessités" économiques et financières (équilibre budgétaire, minimalisation de la fiscalité directe, "liberté" des entreprises) - qu'on se souvienne par exemple de l'effroi suscité par les velléités d'Alexis Tsipras de s'en remettre à un référendum sur la question du règlement de la dette grecque.

Or c'est bien cette négation du politique, dans sa dimension économique et sociale, qui pose problème: lorsqu'il est signifié aux citoyens Slovaques, Français, Hongrois, Grecs, etc. que désormais il n'y a plus de débat qui tienne quant à, par exemple, la nature re-distriburice de l'impôt (elle doit tendre vers zéro, voilà ce qui est "nécessaire"), et que lesdits citoyens sentent confusément que, quand même, il y aurait lieu de débattre de ce genre de questions, ça coince. Surtout lorsqu'on se trouve à subir personnellement les effets du dumping social. Du coup, le bel idéal européen (la paix et la coopération entre des peuples qui se sont étripés pendant des siècles) en prend un sérieux coup dans la gueule. Et le politique qui, comme la nature, a horreur du vide, revient en force. Mais sous une forme expurgée, simplifiée, caricaturale, qui voit le débat s'organiser autour de questions purement sociétales (le mariage homosexuel, par exemple) ou, surtout, pour revenir à nos moutons, autour de questions "identitaires". Puisqu'on n'a plus le droit de parler d'économie, parlons de nos croyances, voire de nos couleurs de peau. Et, du coup, de la question de l'afflux de migrants. Mais parlons-en entre nous, dans nos petites nations, avec notre "héritage", notre "identité". Et si on parle d'économie, n'envisageons que de renverser la table (sortie de l'Euro).
Le contrôle des flux migratoires par les citoyens eux-mêmes

Tant que les dirigeants européens bloqueront, avec l'assentiment et sous la pression des milieux économiques et financiers, les débats autour de la répartition des richesses, des avantages et des inconvénients du libre-échange, de la dépense publique, ils se condamneront à subir les pulsions national-identitaires de leurs pays respectifs. Et à rester dans l'impuissance face à, par exemple, la question des migrants. Ou, en d'autres termes, dans l'incapacité de faire de la politique européenne

Mais si ça se trouve, le pire, c'est qu'il est bien possible que ça les arrange: la pensée façon Raspail ne serait, au fond, qu'un dommage collatéral qu'il est plus confortable de vilipender moralement que de traiter sur le fond. Tant pis pour nous.

See you, guys.