jeudi 24 avril 2014

Sunday, Bloody Sunday

De 100 à 95.9. C'est, en indice, l'évolution du chiffre d'affaires des grandes surfaces alimentaires entre 2010 et 2013 (source: INSEE, cité dans un rapport de la DGCCRF, Panorama de la Grande Distribution Alimentaire en France, Février 2014). Badaboum: en clair, après des années de croissance sans  interruption (même indice en 2004: 89.9) - malgré un léger tassement consécutif à la crise de 2008 - le business des Carrefour, Leclerc, Intermarché et consorts ne va pas pour le mieux. En cause, toujours selon l'INSEE, une baisse du pouvoir d'achat des ménages (sans blague?), proportionnellement moins de dépenses consacrées à l'alimentaire et le développement de circuits de distribution alternatifs (vente en ligne, voire commerce de proximité...).
A partir de là, on comprend mieux le développement récent du "débat" sur l'ouverture des magasins le dimanche.

Première vague, il y a quelques mois: les grandes surfaces de bricolage. Confronté à  des distorsions entre enseignes engendré par de un ces fatras réglementaires dont la France a le secret, le gouvernement lâche du lest et simplifie le bazar: le 8 Mars de cette année, un décret au Journal Officiel autorise l'ouverture des magasins de bricolage le dimanche. Deuxième vague, ce week-end: Laurent Fabius, ajoutant désormais le Tourisme aux Affaires Etrangères, fait part de sa position en faveur de la généralisation de l'ouverture dominicale, au motif de développer le tourisme en France. Remarque qui se veut définitive: "ll y a une certitude, c'est que le touriste qui vient le dimanche et qui trouve un magasin fermé ne va pas revenir le jeudi".
Reprenons.
Pour ce qui est des grandes surfaces de bricolage, on a à bon droit invoqué l'équité (pourquoi certaines enseignes ou régions, et pas d'autres?) pour justifier le décret de Mars dernier. Mais pas seulement. On a entendu également deux arguments soi-disant massues:
  1. Ca va créer des emplois
  2. Ca correspond à une demande des consommateurs
Pour le second, en l'occurrence, on nous a expliqué que, voyez-vous, le bricoleur, et bien c'est surtout le dimanche qu'il bricole. Du coup, c'est le dimanche qu'il a envie d'acheter une nouvelle perceuse ou juste quelques mèches, des clous, ou un truc quelconque qui lui manque justement, là, quand il a envie de bricoler, le bricoleur. Et là, crotte de crotte, la peste soit des législateurs, il est fermé, le magasin.
Laurent Fabius ne nous dit pas autre chose à propos des touristes. C'est un peu plus capillo-tracté, nonobstant sa calvitie, mais c'est la même rengaine: le touriste, contrairement aux apparences, ne vient pas visiter la France pour se détendre, aller à la plage ou en montagne, ou bien visiter des monuments, se cultiver dans un musée. Que nenni: il vient pour ACHETER. Et donc prenez un Chinois qui s'est tapé douze ou quinze heures d'avion pour atterrir un samedi, mettons à Toulouse, et bien le dimanche il n'a qu'une envie: aller faire des courses au "Carrefour" de Portet-sur-Garonne ou dans un "Gap" de centre-ville. Et là, flûte de flûte, pas possible, c'est fermé. Furieux, il reprend le premier avion dès le lundi.

Le premier argument, celui des emplois, devrait être a priori plus recevable: un jour d'ouverture en plus, c'est des besoins en main-d'oeuvre supplémentaires donc hop, des jobs. On a même entendu un chiffrage précis: "au moins 22 000 emplois à temps plein". Sauf que.
Sauf que toute création nette d'emplois par l'addition généralisée d'un jour d'ouverture par semaine suppose, en toute logique, une progression, nette également, du chiffre d'affaires de l'ensemble des commerces de détail. Accroissement lui-même soutenu par une croissance des dépenses des ménages hors logement, transports, énergie, équipements durables, donc, de fait, une progression du pouvoir d'achat desdits ménages. Or il sera difficile de faire croire à quiconque que les fameuses nouvelles créations d'emploi dans le commerce de détail vont, à elles seules, générer ce surcroît de pouvoir d'achat. Ne serait-ce que si on considère les salaires octroyés dans la distribution.

Derrière cette offensive au nom de la création d'emplois et de la satisfaction d'une demande, l'une et l'autre franchement hypothétiques, il y a une réalité triviale: la grande distribution est confrontée, on l'a vu, à une baisse sensible de son chiffre d'affaires. Or, lorsqu'on s'appelle Carrefour ou Auchan et qu'on entend enregistrer de la croissance (et, comme tout un chacun, engraisser ses actionnaires chaque  année un peu plus), il n'y a que deux solutions: soit augmenter le nombre des points de vente, soit augmenter le chiffre d'affaires par point de vente. La première solution est quasiment exclue, compte tenu de la saturation du territoire en termes de grandes surfaces commerciales. Reste la seconde qui demande, à nombre de jours d'ouverture constant, énormément d'imagination, d'investissements et, souvent, de temps (ré-agencement des magasins, diversification ou équilibrage de l'assortiment et, bien sûr, baisse des prix pour gagner sur les volumes) pour, au final, des gains relativement marginaux. Ouvrir un jour de plus, par contre, là c'est bingo, direct. Bingo, oui, mais pour Auchan, Leclerc, Carrefour, etc... pris individuellement. Car l'évolution du pouvoir d'achat étant ce qu'elle est, l'ouverture le dimanche opérera un déplacement dans le temps et l'espace du chiffre d'affaires de l'ensemble des acteurs, pas son accroissement net.
Autrement dit: chaque enseigne espère, dans son coin, faire mieux que les petits copains sur le nouveau "segment" du dimanche, qui par sa politique de prix et d'assortiment, qui par ses implantations dans des zones de chalandise plus profitables. Et donc accroître sa part d'un gâteau qui, au mieux, gardera la même taille. Au passage, ce jour d'ouverture supplémentaire accroîtra le rendement des actifs des distributeurs (immobilier, terrains), ce qui leur permettra d'afficher de meilleurs ratios de gestion. Et donc de ravir leurs banquiers.
Et le collectif, dans tout ça? Pas grand-chose sinon, bien sûr, un jour supplémentaire par semaine durant lequel circuleront camions et camionnettes de livraison, un jour supplémentaire durant lequel seront amenés à travailler les fournisseurs des distributeurs (sur la base du "volontariat", n'en doutons pas) - le tout, là encore, dans la perspective de conquête de parts de marché, un jeu à somme nulle. Enfin, un jour supplémentaire pour consommer ou travailler, plutôt que s'amuser, réfléchir ou échanger entre humains.

Par ailleurs: lorsque le gouvernement français a baissé sa culotte devant les vociférations des "bonnets rouges" (voir ici-même) on a cru y déceler le terme d'un affrontement entre des "technocrates parisiens" et des petits transporteurs, des artisans et des paysans, bref une "Bretagne qui se lève tôt". On aurait dû plutôt y voir le triomphe d'un "business model" cher à la grande distribution: exiger des fournisseurs, pour pas un rond, de se faire livrer n'importe quoi, n'importe où, et le plus vite possible. Forcément, seul le transport routier permet ce genre de gymnastique. Et forcément, le fournisseur en question et son transporteur, l'"écotaxe", ils sont contre: ils brûlent des portiques, bien obligés. Mais contester ensemble les exigences exorbitantes de "m'sieu not' bon maître", Michel-Edouard Leclerc ou un autre, non mais ça va pas, la tête?

Enterrement de l'"écotaxe", ouverture des magasins le dimanche: les épiciers en rêvaient, la droite  aurait à peine osé, la gauche l'a fait. Elle est pas belle, la vie?

A bientôt

A lire également, pour ceux qui ont manqué le début:
Si rien ne bouge - Février 2008

mardi 15 avril 2014

Marine Le Pen, nouvelle crème franco-russe

Se construire une stature internationale, lorsqu'on fait de la politique, ça prend généralement des années. Surtout si on est dans l'opposition, et de façon durable a priori - par exemple lorsqu'on porte l'étendard d'un mouvement comme le Front National français. Il faut, comme on dit, "se créer des opportunités" et faire parler de soi. Pas facile. Quelquefois ça tourne en eau de boudin, Marine Le Pen ne fut pas reçue à bras ouverts en Israël et ce voyage fut, il faut bien le dire, un bide monstrueux. Mais bon, Israël, hein, en même temps, c'était peut-être pousser un petit peu mémé dans les orties, à ce stade encore prématuré de la fameuse "dé-diabolisation"  du Front National. Qu'à cela ne tienne, le monde est vaste, après tout Israël c'est beaucoup d'Histoire mais bien peu de Géographie, si on regarde bien.
Alors est-ce l'appel des grands espaces qui a amené Marine Le Pen à se rendre pour la deuxième fois ce week-end à Moscou, capitale du plus grand pays du monde? C'est possible, mais on peut douter que l'agoraphilie soit la seule motivation de ce voyage, qui a pris des allures de "déplacement officiel", avec l'occasion qui a été donnée à la présidente du F.N. de rencontrer le président de la Douma, la chambre basse de la Fédération de Russie.
La Russie, ces temps-ci, il n'aura échappé à personne qu'elle fait un poil figure de va-t-en-guerre, non seulement aux yeux des diplomates mais aussi à ceux de la plupart des éditorialistes. Cependant cette mise au pilori d'une "volonté de puissance" qui vient étouffer les aspirations "démocratiques" de la (relativement) petite Ukraine manque, c'est certain, parfois de nuances et, surtout, de lucidité. Cette condamnation de la Russie oublie parfois la désinvolture avec laquelle les occidentaux ont amputé la Serbie du Kosovo - tout ça pour créer une sous-Albanie survivant sous perfusion internationale, carrefour de tous les trafics, tu parles d'un progrès - et par ailleurs peut faire l'impasse sur la question de savoir comment réagiraient les Etats-Unis s'il prenait l'envie au Mexique de se rapprocher du Venezuela ou de Cuba - remember La Grenade.
Il n'empêche que les agissements de la Russie il y a peu en Crimée et, plus récemment, à l'est de l'Ukraine, n'ont rien pour déclencher l'enthousiasme. A tout le moins, l'enthousiasme de ceux pour qui la ploutocratie autoritaire actuellement aux manettes à Moscou fait figure de repoussoir, dont votre serviteur.
Ben justement, c'est en partie ça, le trucLors d'une conférence de presse, Marine Le Pen a déclaré qu'elle s'opposait aux sanctions décidées par l'Union Européenne et les Etats-Unis à l'encontre de certains intérêts russes (et de certains Russes tout court, dont son hôte Serguei Narychkine), déplorant qu'"au sein" de l'Union Européenne une "guerre froide" ait été "déclarée" à la Russie, "ce qui nuit à nos relations". Le truc c'est en partie ça, car en se démarquant du quasi consensus au sein de la classe politique française sur l'attitude à adopter face à la diplomatie musclée de Poutine, Marine Le Pen se prouve, et prouve à ses électeurs actuels ou potentiels, qu'elle est différente.
Mais en partie seulement car il y a, dans ce "positionnement" quelque chose de plus profond qu'un simple démarquage de circonstance: le rejet viscéral d'un "Occident" - dans lequel est amalgamée la construction Européenne - auquel on oppose les "vraies nations", en premier lieu la France. En cela, elle est quasiment sur la même ligne qu'un Mélenchon (ou, naguère, un Chevènement) qui s'est récemment inquiété de l'arrivée au pouvoir de "fascistes" à Kiev. L'ennemi, à la fin des fins, c'est avant tout la démocratie libérale et son leadership américain (l'Europe, dans cette vision, n'en étant qu'un cache-sexe), et le déclin des "valeurs" dont son avènement est porteur.
Flash-back: il y a un peu plus de trente ans, les intellectuels de la "nouvelle droite" (Alain De Benoist, Guillaume Faye, et bien d'autres) avaient ouvertement prôné le rejet de l'"Occident" - davantage en faveur d'une vision européenne que nationale, notons-le - rompant bruyamment avec des décennies d'anti-soviétisme inconditionnel dans cette famille de pensée. Et au fondement de cette rupture radicale il y avait déjà (ou encore, c'est selon) la haine viscérale de deux "vices" originels, consubstantiels de l'"idée occidentale": le cosmopolitisme et "l'égalitarisme judéo-chrétien". Partant, l'Union Soviétique, dans sa version "sécularisée" (stalinienne notamment) - et accessoirement agitée de pulsions antisémites -, faisait figure de contre-modèle salutaire. Dans cette mouvance, certains y voyaient même un "bastion de la race blanche" face à une Amérique irrémédiablement métissée.
Dès lors le tropisme pro-Russe d'une Marine Le Pen, d'une certaine façon, vient de loin. Et il serait un peu court de se contenter de rire de la puérilité de prises de position publiques "pour tout ce qui est contre, contre tout ce qui est pour, et bisque bisque rage". Notons tout de même que, dans son élan, Marine Le Pen se retrouve à défendre l'idée d'une fédéralisation de l'Ukraine, "solution logique" à ses yeux. Ah bon? Pourquoi ce qui serait "logique" là-bas serait-il impensable en France? Parce que l'Ukraine est un pays de seconde zone, parce que l'unité et l'indivisibilité comme dogme, ça ne vaut que pour la grande et belle nation française? Parce que l'"identité nationale" version Ukrainienne c'est un truc dangereux, contrairement à celle qu'il convient d'exalter en France? C'est ça le problème avec les nationalistes, d'où qu'ils soient: ils ont du mal avec le nationalisme des autres.
Mais passons: l'important, dans cette histoire, c'est que la présidente du Front National nous laisse entrevoir une vision du monde qui n'a rien d'anecdotique. Même si c'est encore un peu brouillon, Marine Le Pen, mine de rien, se construit véritablement une stature internationale. Qui l'amène à se rapprocher du régime Poutinien, dont on se demande s'il est davantage mafieux qu'impérialiste, ou bien l'inverse.
Moins glamour que la lutte pour la "justice sociale" et contre le "capitalisme sauvage", moins porteuse que la "défense de la laïcité" à la sauce anti-musulmane, la politique internationale façon Marine Le Pen commence néanmoins à prendre forme. On le dit à ses électeurs, ou on garde ça pour nous?

Ciao, belli.


mardi 1 avril 2014

Le syndrome SONY

Etrange visuel que nous laisse à voir la campagne de SONY pour le dernier-né de sa gamme de "smart phones" Xperia. "Ose comparer", nous somme la marque japonaise, espérant de fait nous amener à "changer".  Mais comparer à quoi, pour changer par rapport à quoi? L'image est sans ambiguïté: fond blanc, police de caractère, mise en scène du produit, tout rappelle le style d'APPLE. Tout porte à croire que SONY, qui naguère fut un "game changer" dans l'industrie de l'électronique grand-public, a désormais renoncé à toute ambition novatrice. En matière de design, avec ce modèle "compact", il tire un trait de surcroît sur ce qui pouvait faire la spécificité de son offre - un écran long, une forme effilée. Bref, cette campagne nous suggère que le nouveau SONY Xperia, c'est un truc qui ressemble à s'y méprendre à l' iPhone 4 ou 5, mais en moins cher. Sic transit gloria mundi.
Au moins, cependant, la marque SONY annonce-t-elle la couleur: pas question de jouer les malins et d'essayer de faire les choses différemment. Dès lors le "I change" n'est qu'une figure de style, une contradiction assumée en tant que telle, un clin d'oeil cynique de publicitaire - "Changer? Même pas dans tes rêves, au fond..."
C'est parce qu'ils n'auront pas eu cette honnêteté que François Hollande et le Parti Socialiste se sont pris la dérouillée que l'on sait aux élections municipales. "Le changement, c'est maintenant", de fait le "maintenant" faisait référence très exactement au 6 Mai 2012, quand Nicolas Sarkozy, a.k.a. Paul Bismuth, a été renvoyé à ses mises en examen potentielles, et ses affidés à leurs batailles d'ego, sur fond de vide intersidéral de leur pensée politique. Avec l'élection de François Hollande, les Français ont troqué la surexcitation et l'outrance verbale contre la pusillanimité et la componction. Pour le reste... Pour le reste, il n'a pas fallu longtemps avant que le nouveau pouvoir ne se range à une forme de fatalisme, prenant soin de n'offenser aucun lobby, des députés et sénateurs cumulards aux pollueurs, des banquiers aux grandes surfaces de bricolage, des fonctionnaires de Bercy aux "entrepreneurs", des médecins aux chauffeurs de taxi, des défenseurs de "la famille" à ceux du moteur diesel. Le tout dans une cacophonie assourdissante émaillée de faits-divers pathétiques, "de Cahuzac en Leonarda" comme on dirait "de Charybde en Scylla".
Mais l'essentiel n'est pas là. L'essentiel est que le cadre national, en matière économique et sociale, est définitivement obsolète. L'essentiel est qu'on ne saurait mettre l'économie au service des humains, et non l'inverse, qu'à l'échelle de l'Europe. L'essentiel est qu'on ne saurait favoriser le dynamisme entrepreneurial qu'à l'échelle des régions ou des "territoires".  Le paradigme hexagonal, dans lequel sont enfermés les dirigeants socialistes - tout comme leurs opposants de droite, est un piège à cons: il les conduit tout naturellement aux compromis quant à leurs ambitions social-démocrates, sinon à des compromissions avec les lobbies bancaire et (grand-) patronal, eux aussi douillettement lovés dans leur cocon franchouillard - qu'on songe à l'ahurissante consanguinité des conseils d'administration des entreprises du CAC 40 - compromissions qu'on baptisera "pacte". A cet égard, les vociférations d'un Mélenchon ou d'une Le Pen contre "Bruxelles", loin d'être "hors-système", ne font que conforter ledit "système": les uns et les autres entretiennent l'illusion de la pertinence du cadre national, méprisant ouvertement tout ce qui est en deçà (le local, le régional) ou au delà (l'Europe) de ce cadre, c'est-à-dire méprisant les seuls espaces où la politique (économique et sociale) peut s'avérer crédible et durable.
Dès lors le seul vrai "changement" qui vaille ne saurait être un changement façon SONY Xperia, où le "me-too" est travesti en nouveauté et le renoncement en volontarisme. Le seul vrai "changement" qu'il serait important d'annoncer est que le schéma national et jacobin a fait son temps, que la pensée politique doit changer de braquet. Comme le chantait Renaud, "ça fait p't'être mal au bide, mais c'est bon pour la gueule", il faut arrêter de se raconter des histoires.

Mais je ne suis pas bien sûr que le remaniement gouvernemental en cours soit autre chose qu'un "I change" à la SONY. Un poisson d'Avril de mauvais goût.

See you, guys.