lundi 28 juin 2010

L'insoutenable légèreté du Woerth

Il est un anglicisme désormais abondamment utilisé, le plus souvent comme euphémisme: "problème de gouvernance" (governance issue). Lorsqu'au sein d'une organisation quelconque on observe du favoritisme, du népotisme, des détournements de fonds, une incompétence flagrante alliée à un pouvoir sans garde-fou, un conflit d'intérêts ou une corruption généralisée, on ne parlera aujourd'hui ni de pétaudière, ni de foutoir: on dira que cette organisation rencontre "un problème de gouvernance". Ainsi en va-t'il de la Fédération Française de Football dont le président, Jean-Pierre Escalettes, a dû rendre ce jour son tablier, contraint et forcé. En cause: 23 gamins pourris-gâtés et capricieux ayant trop peu mis la baballe dans les bubuts lors du Mondial de football, de surcroît supervisés par un "coach" ostensiblement plus bavard qu'efficace. 1940-2010, d'un désastre l'autre, c'est la France tout entière, Président de la République en tête, qui entend laver bruyamment ce linge sale. Haro donc sur ce président de fédération sportive, vecteur d'une défaite humiliante, en attendant une probable mission parlementaire qui ferait tomber d'autres têtes. On a les "procès de Riom" qu'on peut.

Pour que de telles mesures purificatrices soient cependant mises en oeuvre, il faut que les parties ayant un intérêt dans la bonne marche de l'organisation visée se rejoignent sur un diagnostic commun: de ce consensus naîtra la résolution du "problème de gouvernance". Or ce consensus est parfois difficile, voire impossible à atteindre.

Prenons par exemple ce qu'on appelle désormais "l'affaire Bettencourt". Au détour d'un litige d'ordre privé aux rebondissements façon "Dallas", on apprend que l'épouse du Ministre du Travail, Éric Woerth, occupe un emploi au sein de Clymène, société chargée de la gestion de la fortune de Liliane Bettencourt, héritière du groupe L'Oréal. Petit détail qui n'échappe pas aux observateurs: Éric Woerth occupait jusqu'il y a peu le poste de Ministre du Budget, tandis que son épouse appartenait à une équipe travaillant d'arrache-pied à faire échapper quelques milliards d'Euros au fisc. Oups, direz-vous. Et bien non, ou plutôt: seuls les partis politiques d'opposition et la quasi-totalité des commentateurs y trouvent quelque chose à redire. Le Président de la République, le gouvernement, l'UMP, non. Posture obligée, objectera-t'on, Éric Woerth est en charge du délicat dossier de la réforme des retraites, pas question de l'abandonner en rase-campagne. Tout de même, nonobstant les imprécations d'un Arnaud Montebourg ou d'une Eva Joly, nonobstant les quolibets qui fusent ("L'Oréal, because I'm Woerth it") on défend, vaille que vaille, l'indéfendable.

L'indéfendable car de toute évidence il y a conflit d'intérêts. La preuve en est qu'on a bien vite demandé à Madame Woerth d'aller exercer ses talents ailleurs. "Pour faire taire la calomnie", dit-on en substance.

Ce qui n'est pas le moins stupéfiant, dans cette affaire, c'est la ligne de défense adoptée par l'intéressé et ses chiens de garde: Éric Woerth est honnête, nous dit-on. Pas d'enrichissement personnel, s'empresse-t'on de préciser, M. Woerth est un janséniste de la politique, jugulaire-jugulaire, d'ailleurs observez bien son visage d'expert-comptable gavé de fichiers Excel: imagineriez-vous cet homme parader au Fouquet's ou agitant une Rolex? Subtile diversion, Alain Juppé suggère amicalement à Éric Woerth d'abandonner ses fonctions de Trésorier de l'UMP. Serait-ce parce que, par pure coïncidence, Liliane Bettencourt pourrait éventuellement appartenir à un groupe de généreux donateurs du parti présidentiel? Et que donc, horrible soupçon, on serait amené à supputer un retour d'ascenseur? Qu'il est de bon conseil, ce cher Alain Juppé, vite vite, M. Woerth, abandonnez-donc ce rôle d'argentier du parti. Pour faire taire la calomnie, là encore. Ah, il vous aura fallu en faire, des sacrifices.

Sur le fond, ce pathétique fait-divers est symptomatique de la formidable désinvolture d'une partie des "élites" françaises. A travers ses dénégations qui sont certainement sincères, Éric Woerth fait un terrible aveu: il ne voit pas où est le problème. Il ne tire pas de bénéfice personnel de l'histoire, donc tout va bien, circulez, y a rien à voir. Insoutenable légèreté des êtres d'un certain monde, s'affranchissant eux-mêmes de toute réalité. L'éthique se résume à une ligne jaune à ne pas franchir: se garder de taper dans la caisse. Pour le reste, la notion même de "conflit d'intérêts", quand bien même on en percevrait l'existence, n'a aucun sens: ministre, conseillère fiscale de haut niveau, vieille dame milliardaire - même sucrant un peu les fraises - on est entre soi, du même monde. S'il y a bien des intérêts, comment pourrait-il y avoir conflit? Mieux: c'est parce qu'il y a des intérêts qu'il n'y a pas conflit. L'agitation médiatique autour de l'"affaire Bettencourt" n'est donc pas seulement une douloureuse épreuve: elle est une nuisance inconvenante et, pour tout dire, inconcevable. Contrairement au foot pas de consensus, donc, sur un éventuel "problème de gouvernance".

Alain Juppé, l'"ami" d'Éric Woerth, a pris soin de préciser sa pensée: l’"exploitation politicienne" de cette affaire "a pour résultat d’apporter des voix à Marine Le Pen". Comme naguère la gauche quand elle niait à la fois la réalité des problèmes d'insécurité et les préoccupations qui en découlaient pour ne pas "faire le jeu de Le Pen", on nie aujourd'hui, à droite, le caractère inacceptable, par le plus grand nombre, de certaines connivences politico-financières. La gauche a autrefois chèrement payé son déni de la réalité, la droite commence ce jour à recevoir ses premières factures. L'insoutenable légèreté du Woerth ne le préservera pas, ni lui ni les siens, des lois de la pesanteur.

On est en train d'identifier et de traiter, au sein de la Fédération Française de Football, un "problème de gouvernance". Il en est un autre, ailleurs, qui exigerait au moins autant de diligence: l'aveuglement imbécile d'une clique désinvolte.


A bientôt