jeudi 26 mars 2015

"Eh Manu, rentre chez toi...

... Elle nous barbe, ta fausse peur. Le FN va grimper, pis tu gonfles l'électeur".

Merci à Renaud de nous avoir pondu, un jour de 1981, une jolie chanson qui s'appelait "Manu". Un prénom d'actualité, et du, coup, en cet entre-deux tours d'élections départementales, une occasion de détournement que je ne saurais manquer.

C'est qu'il s'est beaucoup démené, le premier ministre de la France, pour cette campagne électorale. Il est allé, par monts et par vaux, expliquer à qui voulait l'entendre que le péril suprême en ce début de printemps, c'est la montée du Front National. Et que la seule façon de contrer ce qui constitue une menace contre la République/les valeurs républicaines/la démocratie (au choix, ou tout cela ensemble) c'est de voter pour les candidats du PS, ceux de la droite dite "parlementaire" (signe distinctif qui durera ce qu'il durera) étant compromis par les ambiguïtés idéologiques de ses leaders, tandis que les autres candidats de gauche n'amenaient que de la division. Le coup du vote utile, certes, rien de nouveau mais là, attention: la République est en danger, ça rigole plus. C'est que les sondages annonçaient un FN à 30%, devant les candidats de la droite classique, fouyouyou.

Bon, finalement, au vu des résultats du premier tour, le Front National n'est pas "le premier parti de France" (pour peu qu'on ne sépare pas les résultats de l'UMP de ceux des "centristes" qui leur sont alliés). Et le premier ministre de s'en réjouir plus ou moins ouvertement, en dépit de la formidable raclée que subissent, au final, les candidats du PS. Tout juste s'il ne nous gratifie pas d'un "tant que je serai là, no pasaran".

Mais bon, 25%, le FN, quand même. Le tout sur fond d'un niveau de participation plus qu'honorable pour un tel scrutin. Une chiée de "cantonniers" bleu-blanc-rouge en perspective, voire la prise de contrôle d'un ou deux départements (l'Aisne et/ou les Bouches-du-Rhône), si l'on en croit les analyses des experts électoraux. "Pasaremos", répond une Marine Le Pen plus triomphante que jamais. Et tous les médias, en choeur, de nous expliquer que la France s'installe désormais dans le "tripartisme". 

"Eh, ferme-la, Manu, il est là, le FN. Une élection d'perdue, c'est la poisse que t'amènes".

Alors en cette énième manifestation de la montée du parti des Le Pen, il me semble bon de rappeler un certain nombre de vérités:
  • La plus triviale, pour commencer: un sondage n'est pas une prédiction. Et quand bien même... Si l'interrogation d'échantillons nationaux pouvait en quoi que ce soit anticiper le résultat combiné d'une centaine de scrutins locaux, ça se saurait. Dès lors se réjouir que le FN ne fasse "que" 25% au lieu des 30% "prévus" c'est sans doute se raconter des histoires, en tous les cas c'est surtout faire preuve d'une imbécillité consternante
  • Le "tripartisme" s'est installé dès lors que le "bipartisme" s'est avéré, à tort ou à raison, figurer l'affrontement artificiel du "pareil au même" - revival du "bonnet blanc, blanc bonnet" de feu Jacques Duclos - pour un grand nombre d'électeurs. Le "Tiers-Etat" de masses plus ou moins abstentionnistes, plus ou moins volatiles, s'est cristallisé en "Tiers-Parti" dès lors qu'une offre politique aux allures d'alternative a émergé d'un ripolinage (même ténu) des vieilles lunes national-populo-xénophobes. Le "tripartisme" n'est pas un phénomène en soi - c'est la forme que prend en France, comme en Hongrie ou en Grèce, une crise politique profonde des démocraties occidentales - ni une nouveauté - ce qui est nouveau, c'est que ça se voit
  • Si le FN progresse, ce n'est pas parce qu'il se pose en alternative des "grands" partis de droite et de gauche. Cette dimension est secondaire, d'une part parce qu'il aspire explicitement à grandir, d'autre part parce que pour ce qui est des alternatives, le choix ne manque pas - extrême-gauche, écologistes, souverainistes, voire abstention. S'il progresse, c'est qu'un nombre croissant d'électeurs se retrouvent dans les idées qu'il défend. Et au coeur de ces idées, il y a la légitimation du rejet de la coexistence, déjà vécue dans les faits ou anticipée, avec les populations d'origine immigrée, immigration récente ou ancienne. Si le Front National n'avait pas, au coeur de son ADN politique, la fameuse "préférence nationale", il n'intéresserait personne. Le vote FN est un vote d'adhésion, pas une "protestation" ou "l'expression d'une colère". Ce vote progresse car la méfiance, la peur et le mépris vis-à-vis des Noirs et des Arabes (pour faire court), qui ne datent pas d'hier, ont trouvé, aujourd'hui plus qu'hier, à s'exprimer sur le plan électoral, et non plus seulement aux comptoirs des bistrots
  • Si ces (vieilles) idées se mesurent désormais en termes électoraux, c'est que l'offre électorale "normale" en est précisément dépourvue, d'idées (vieilles ou neuves), et pour cause: cinq ans de vaine agitation Sarkozyenne et trois ans de non moins vains compromis Hollandiens laissent les "grands" partis , littéralement, sans voix. C'est singulièrement vrai des représentants du Parti Socialiste: le président et le gouvernement issus de ses rangs ont troqué la volonté politique contre une gestion plus ou moins habile des desiderata de tout ce que cette république crépusculaire compte de lobbies influents: hauts fonctionnaires de Bercy, banquiers (interchangeables, au demeurant), agriculteurs productivistes, syndicats patronaux, transporteurs routiers, marchands de canons ou de médicaments, EDF... tout en adhérant sans réserve à la doxa néo-libérale qui règne actuellement au sein des institutions de l'"Union" Européenne. Et tout ça pour quoi, face aux désastres humains du chômage et du sous-emploi de masse? Pour rien
Aussi, lorsque Manuel Valls s'agite aux tribunes des meetings du PS, brandit l'étendard des "valeurs républicaines" et fustige Marine Le Pen, non seulement il ne dit pas autre chose que Nicolas Sarkozy - "c'est moi ou le Front National" - mais en plus il fait montre d'un culot pyramidal, le genre de culot qu'on ne retrouve guère que chez les pompiers pyromanes.

Le second tour de ces élections départementales confirmera la vacuité de cette agitation - le PS peut s'attendre à une belle défaite, en attendant une rouste tout aussi spectaculaire aux régionales et le FN continuera de marquer des points. Mais on reviendra bien vite exalter la "compétitivité des entreprises" et les "réformes nécessaires", sujets bien plus importants que ce qui peut bien se passer dans l'agora politique.

"Eh déconne pas, Manu, lâche un peu le FN, une élection d'perdue, c'est dix patrons qui r'viennent".

Hasta la vista, compadres