mercredi 22 septembre 2010

Le fantasme du "joker" europhobe

Sarkozy a décidé cet été de réitérer le coup fumant de la fusion-acquisition des idées du FN, c'est une affaire entendue. Dans une fuite en avant - dont le pathétique prêterait à sourire, n'étaient les enjeux - s'accumulent depuis des semaines les "signes" représentant ouvertement des appels du pied à ce que, dans une sociologie à soixante centimes d'Euros propre aux sondeurs, on désigne par "l'électorat populaire". Nicolas Sarkozy prend au pied de la lettre la boutade de Coluche: "Y a quand même moins d'étrangers que de racistes, en France". Alors pan sur les Roms, vlan sur les "pas-de-souche", n'en déplaise aux médias (agiter un chiffon rouge devant les "élites bien-pensantes" fait quoiqu'il en soit partie du plan, voir ici-même), n'en déplaise aux centristes, aux curés, au pape, à la Terre entière. N'en déplaise, donc, finalement, à pas mal de monde, car dans la petite tête du pas-très-grand Président, le jeu en vaut la chandelle: il s'agit de séduire le fameux "électorat populaire" qui, air connu, a une fâcheuse tendance à s'abstenir ou à voter FN. "Le pape, combien de divisions?" demandait naguère un Staline goguenard. "Pff, que dalle, et encore moins d'électeurs!" lui répond, hilare, Nicolas Sarkozy. L'électorat du FN, donc, quel qu'en soit le prix, car on pressent qu'il constitue une réserve de voix considérable.
Mais bon, c'est pas tout ça, de touiller la marmite xénophobe, encore faut-il afficher un semblant de cohérence idéologique. Quelque chose comme, au hasard, "la France et les Français d'abord". Évidemment on ne peut pas le dire tout haut, le plagiat serait par trop évident. Il convient de le suggérer, de la jouer "message subliminal".
C'est ici qu'intervient le "joker", le dernier coup d'éclat en date: la polémique avec la Commission Européenne. Avec, en apothéose, la déclaration du sénateur Philippe Marini selon laquelle il vaudrait mieux que le Grand-Duché du Luxembourg "n'existe pas". Comme quoi, nul besoin d'alller en Iran (Ahmadinedjad voulant "rayer Israël de la carte") ou en Lybie (Kadhafi souhaitant démanteler la Suisse au profit de l'Allemagne, l'Italie et la France) pour dégotter un imbécile vociférant. Il suffit de chercher un peu parmi les "sages" de la Haute Assemblée, au Palais du Luxembourg, justement.
Mais au fait, le Luxembourg, pourquoi tant de haine? Il y a que Viviane Reding, commissaire européenne d'origine luxembourgeoise, a bruyamment fait part de sa désapprobation des mesures prises en France à l'encontre des Roms, soulignant qu'elles enfreignaient les valeurs de l'Union. Quelle aubaine! Aussitôt, chef de l'Etat en tête, la Sarkozye est montée sur ses grands chevaux, clamant en substance: "la France est souveraine, je t'en foutrai des valeurs, moi, et pis d'abord c'est quoi ton pays tout riquiqui, si tu les aimes les Roms t'as qu'à les accueillir chez toi, ouah l'autre, eh". J'exagère à peine. Quelle aubaine, donc, car ce faisant on ajoute l'indispensable cerise sur le gâteau sensé allécher l'"électorat populaire", encore lui: l'europhobie. La boucle de la cohérence idéologique est bouclée, "la France est de retour" semble-t'on crânement affirmer, comme en un écho grotesque d''"America is back" de feu Ronald Reagan. L'arrogance, aussi ridicule soit-elle, du "gallus", symbole national, est pleinement assumée. Monté sur ses ergots, le coq s'agite et casse les oreilles à l'Europe entière, et tant pis s'il y en a que ça chagrine. L'"électorat populaire", lui, est supposé se réjouir de ce vacarme, c'est tout ce qui compte.
Oui mais voilà. Admettons un moment que la notion d'"électorat populaire" soit une réalité (c'est-à-dire une ensemble homogène en termes de motivations et de comportements politiques) plutôt qu'une vue de l'esprit. Admettons que ledit électorat, outre sa xénophobie implicite ou explicite qu'il conviendrait de flatter, nourrisse une véritable animosité à l'égard de la construction européenne. Dans cette perspective, l'affirmation outrancière de la "fierté nationale" est-elle si déterminante? On peut raisonnablement en douter. Dans le refus de l'Europe, cristallisé lors du "non" de 2005 il y a d'abord, y compris à l'extrême-droite, un refus profond de l'Europe dérégulatrice, libre-échangiste. En regard des effets bien concrets de l'idéologie néo-libérale imprégnant les décisions de la Commission,  la "perte d'identité" supposée induite par la construction européenne compte pour bien peu. Le souverainisme, s'il n'est que politique, n'est en mesure de mobiliser qu'une poignée de vieux cons.
Dès lors les gesticulations de la Sarkozye autour d'une "fierté nationale" qu'on opposerait à l'Europe ne constituent qu'une europhobie de façade. Pas sûr que les "malgré-nous" de l'europhobie - salariés et usagers des entreprises publiques démantelées au nom de la "concurrence libre et non-faussée", ouvriers dont les usines s'exilent en Roumanie, agriculteurs et consommateurs pris dans les filets des lobbies transnationaux de l'agro-alimentaire - que peuvent tenter les "y'a qu'à" du FN, s'y laissent prendre. Il ferait beau voir des ténors de l'UMP remettre en cause, par exemple, la libéralisation des transports ou de l'énergie. Même un crétin comme Philippe Marini ne s'y risquerait pas: trop d'amis du "Premier Cercle", avec ou sans Woerth, en prendraient ombrage.
Il y a indéniablement quelque chose de lapidaire, de simpliste, dans la lecture que font les communistes du fascisme, voire du du nationalisme: tout cela ne serait qu'artifice destiné à détourner les damnés de la Terre des vrais enjeux, à savoir la lutte des classes. Comme pour les néo-libéraux, la condition et la fin de l'Histoire ne saurait, dans cette vision, être qu'économique et sociale. Ce n'est pas le moindre exploit du Sarkozysme que de redonner de l'actualité et de la pertinence à ce genre d'analyse. On agite le drapeau et l'"identité" pour faire passer la pilule d'un pouvoir de classe, en l'occurrence celui d'une caste d'oligarques. Ce faisant, on ne saurait remettre en cause les intérêts supérieurs de cette caste, que viennent  opportunément servir les directives d'une Commission Européenne gagnée à l'idéologie néo-libérale. Sarkozy, ou l'homme qui fait passer les communistes pour des gens clairvoyants.

Cela étant la radicalisation sécuritaire, xénophobe et anti-européenne du Sarkozysme n'est pas seulement indigne, ridicule et désastreuse. Elle est également, a priori, parfaitement vaine: soit l'"électorat populaire" fantasmé par l'Elysée existe, et il lui crachera vraisemblablement à la gueule. Soit il n'existe pas vraiment, et tout ce raffut n'aura servi qu'à faire fuir les centristes. Chapeau, l'artiste.

A bientôt