jeudi 20 janvier 2011

Censure à Budapest: on s'en fout?

Air connu: l'efficacité diplomatique et la fidélité à un certain nombre de principes - quels qu'ils soient, au demeurant - font rarement bon ménage. La "Realpolitik", ça s'appelle. Ces contradictions récurrentes sont particulièrement saillantes dans le cas des démocraties occidentales, qui se posent comme l'incarnation de principes politiques peu ou prou hérités de la philosophie des Lumières, ne manquent pas de le faire savoir au reste du monde et qui, nonobstant, s'assoient dessus lorsque des intérêts "supérieurs" sont en jeu.
Dernier exemple en date: le silence assourdissant de l'auto-proclamée patrie des droits de l'homme durant l'explosion de la cocotte-minute tunisienne, silence seulement rompu par les offres de services en matière sécuritaire de Michèle Alliot-Marie (dans un souci d'épargner les vies humaines, celà va de soi, la flicaille française, de Flash-ball en "Taser", étant devenue experte en maintien de l'ordre non-létal, enfin presque). Bien légitimement, la complaisance à l'égard du régime de Ben Ali, au nom de la "lutte contre l'islamisme" et, n'en doutons pas, de quelques intérêts économiques bien compris, complaisance qui atteint son acmé avec cette mise en pratique d'une certaine "sagesse" chinoise - ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire - suscite des commentaires acerbes et désabusés, de part et d'autre de la méditerranée. C'est la malédiction et la grandeur des gouvernements démocratiques d'avoir à se coltiner, dans les relations internationales, le monde tel qu'il est, tandis que médias et opposants politiques à domicile leur parlent du monde tel qu'il devrait être. Au nom de principes qui constituent une culture commune, en l'occurrence la défense des libertés, un "surmoi Droits-de-l'Hommiste", comme évoqué ici-même il y a deux ans à propos de la Birmanie.
Un silence coupable comme bouquet final d'années de compromissions, voilà comment se conclut le dernier épisode des relations franco-tunisiennes, c'est une affaire entendue. Mais à propos de silence... Sans avoir la prétention de constituer à moi tout seul une pige multimédia - il se peut que j'aie loupé quelques épisodes - tout de même il est un autre silence qui, en ce début d'année, me casse les oreilles: celui qui suit la promulgation, en Hongrie, d'une loi muselant les médias et, dans la foulée, de l'accession de ce pays à la présidence tournante du Conseil de l'Union Européenne.
Certes il y a bien eu quelques réactions outrées ici et là, à l'approche du premier Janvier. Puis les atermoiements à usage externe, suivis de coups de menton à usage interne, du gouvernment hongrois. Et depuis, rien. L'Union Européeene, qui, à défaut d'avoir une politique, est supposée avoir des principes - la liberté de la presse en fait partie, jusqu'à plus ample informé - est partiellement "présidée" par un pays dont le gouvernement a jugé bon d'établir un comité de censure. "Etonnant, non?", aurait dit Desprosges. Bien sûr on imagine bien qu'en coulisses des discussions, des négociations sont en cours, il se peut même que cette loi, sous la pression des instances européennes, finisse par être abrogée sous peu. Mais là n'est pas la question: la question c'est que le seul scénario plausible soit, justement,  une négociation. C'est donc négociable, la liberté de la presse, en Europe? Dans la discrétion, en plus? Ah bon.
Cette lamentable affaire constitue, cela va sans dire, un précédent grave. La seule légitimité "palpable" d'un pouvoir supra-national européen c'était, justement, de constituer un garde-fou sur la question des libertés et des droits de l'homme. On se souvient de la vitesse à laquelle, en 2010,  le gouvernement français rétro-pédala lorsqu'il fut établi qu'une circulaire du Ministère de l'Intérieur ciblait spécifiquement les populations Roms. "Une circulaire? Quelle circulaire? Ah, mais désolé, celle-là c'était juste un brouillon, hop, a p'us - Ah ah, bien essayé, Monsieur Hortefeux". Mais dans cette affaire, le gouvernement hongrois s'accroche. Alors on négocie. Passe encore à la rigueur, autant qu'on puisse le déplorer, que tel ou tel pays européen mette ses principes au fond de sa poche lorsqu'il s'agit de maintenir ou d'améliorer des relations avec un satrape sanguinaire ou une clique de bureaucrates kleptomanes. Mais que ce "principe de réalité" s'applique à l'intérieur même d'un ensemble - l'Union Européenne - dont l'un des rares ciments est l'adhésion à un certain nombre de valeurs démocratiques, c'est à se taper la tête contre les murs.
Imaginons un seul instant que le gouvernement hongrois ait continué de foutre la paix à ses journalistes mais qu'il ait, en revanche, décidé de taxer ses importations en provenance de l'Union Européeenne et de rétablir un contrôle des changes. Là, n'en doutons pas, on verrait immédiatement se mettre en place une cellule de crise à Bruxelles, Sarkozy et Merkel se téléphoneraient quarante fois par jour, tandis que les médias en feraient des titres gros comme ma cuisse. Pour le coup, il ne s'agirait pas de négocier, mais de sommer la Hongrie de rentrer dans les clous, et plus vite que ça, encore. Sous peine, éventuellement, qu'elle soit exclue de l'Union, d'une façon ou d'une autre. Tant il est vrai qu'on ne saurait transiger avec la liberté de circulation des marchandises et des capitaux.
Rien de tout celà dans ce qui nous occupe. La censure de la presse en Hongrie est un non-événement médiatico-politique. Pas de crise, pas d'excitation, pas de bruit. Bien au contraire, un long silence, comparable à celui du gouvernement français lors du soulèvement tunisien.

Mais ce silence est d'un autre poids. Les compromissions de la France et des autres démocraties occidentales avec Ben Ali et consorts sont souvent déplorables, mais relèvent d'une forme habituelle du double langage, inscrite dans les gènes de ces Etats - ils y survivent toujours. Celles du "machin" européen avec la clique d'excités aux commandes à Budapest constituent une hypocrisie d'un genre nouveau, une hypocrisie suicidaire: le peu d'Europe qui existe en crèvera.

A bientôt