C'est historiquement prouvé, les sanctions économiques ont sur les dictateurs un effet comparable à celui des bombardements aériens, fussent-elles, comme ces derniers, "ciblées": nul, voire contre-productif dans certains cas. D'abord parce qu'elles ne sont jamais appliquées par tout le monde, ensuite parce que quel que soit leur degré de précision, les bénéfices pécuniers qu'elles entament éventuellement sont peu de chose en regard de l'absolue jouissance que peut conférer le pouvoir absolu. Enfin parce que leurs potentiels dommages collatéraux, à l'instar encore une fois des bombardements aériens, sont plus souvent pour la gueule des victimes des dictateurs que pour celle de leurs complices.
L'ex-Birmanie n'infirme pas cette hypothèse, où on vient de "neutraliser" une fois encore Aung San Suu Kyi au moyen d'une triste farce judiciaire. Ca provoque, comme on dit, "un tollé au sein de la communauté internationale" et on parle de "durcir", de "cibler davantage" des sanctions économiques: le Conseil des Ministres de l'Union Européenne, dans un communiqué, entend ce jour s'en prendre aux "magistrats responsables du verdict [qui seront] ajoutés à la liste actuelle des personnes et entités faisant l'objet d'une interdiction de voyage et d'un gel de leurs avoirs". Amusant, au demeurant: jusqu'à quel point un magistrat peut-il bien être "responsable" d'un verdict, au Myanmar, lorsqu'il s'agit d'Aung San Suu Kyi? Par ailleurs ça gagne combien, un juge, dans ce pays? Assez pour posséder des "avoirs" dans une banque européenne ou voyager à l'étranger plusieurs fois par an? Fichtre, ça vaut le coup de faire des études de Droit, là-bas... Quoiqu'il en soit ces mesures vont très probablement glisser sur la volonté des dirigeants birmans comme des savonnettes sur un poisson: Aung San Suu Kyi restera assignée à résidence aussi longtemps que cela leur sera nécessaire, point-barre. Inefficacité des sanctions, donc, par ailleurs confirmée par les opposants au régime d'après "Libération" du 11/08/09. Cela étant, les dirigeants occidentaux rivalisent d'éloquence dans l'expression publique de leur indignation, y compris les Français bien évidemment, statut auto-attribué de "patrie-des-droits-de-l'homme" oblige.
Mais quand bien même les sanctions économiques pourraient avoir un quelconque impact, il n'aura échappé à personne que le cas birman, c'est le bal des faux-culs. En effet, nonobstant le "tollé international", il y a deux mots que les uns et les autres refusent avec obstination de prononcer: pétrole et gaz. Nicolas Sarkozy, par exemple, a demandé que l'UE applique des sanctions «tout particulièrement dans le domaine de l’exploitation du bois et des rubis». Ah oui, tiens, bonne idée, ça va drôlement les faire bisquer, ça, les généraux de la junte. On pourrait ajouter: les boutons de culotte, les pignons de pin, les décapsuleurs, les framboises, les porte-serviette... Pourquoi s'arrêter au bois et aux rubis: n'importe quoi, du moment que ça ne sert pas à se chauffer, cuisiner, s'éclairer ou partir en week-end. Parce que bon, dans le cas particulier de la France il y a l'entreprise Total, très présente dans le pays d'Aung San Suu Kyi (la Fédération Internationale des Droits de l'Homme estime à 141 millions d'Euros par an les royalties versés par Total à la junte birmane). De même pour les Britanniques il y a BP, pour les Américains Exxon ou Chevron-Texaco mais au final, Total a en ex-Birmanie la plus grosse part du gâteau. Des sanctions, donc, d'accord, mais soyons sérieux, on a dit qu'on déconnait pas avec les cartables.
Bien sûr, on sent bien que ce déni a quelque chose de choquant, alors on se console comme on peut: on explique que si la France renonçait à ses investissements, la Chine prendrait le relais. Par ailleurs on déclare que Total, au moins, n'utilise pas de la main-d'oeuvre contrainte. Ces deux affirmations viennent d'un expert, à la fois de la diplomatie et des droits de l'homme: Bernard Kouchner qui, en 2003, rémunéré par Total, et au terme d'une étude approfondie sur place d'au moins une semaine, avait conclu que le champion du CAC 40 faisait les choses tout bien comme il faut.
Le cas particulier de Bernard Kouchner, tellement pathétique, est somme toute emblématique de la névrose qui tenaille les démocraties occidentales: une tension entre une libido faite d'appétits financiers et un surmoi droit-de-l'hommiste. Cette tension est singulièrement douloureuse dans le cas de l'ex-Birmanie, et tout particulièrement en France, à la fois leader des pourvoyeurs financiers de la dictature et notoirement grande gueule dès qu'il s'agit de parler des droits de l'homme.
Pour réduire cette tension, les démocraties occidentales ont a priori deux options: en faire un peu moins dans le discours droit-de l'hommiste ou à tout le moins ne pas en faire un marqueur identitatire (Etats-Unis, Grande-Bretagne...) ou ne pas prétendre au statut de "puissance" (Belgique, Suède...). La France en a choisi une troisième: supprimer le Secrétariat d'Etat aux Droits de l'Homme. Dès lors on peut, sans risque de cacophonie gouvernementale dans les médias, jouer sur tous les tableaux: sécuriser les profits de Total, souligner l'inanité des sanctions économiques en en proposant de particulièrement risibles, tout en hurlant sa colère de "patrie-des-droits-de-l'homme".
Le surmoi Aung San Suu Kyi - toutes ces photos à la une des journaux - peut bien se manifester, les démocraties occidentales devraient continuer à suivre leur libido. En France, en tout cas, on s'est trouvé une parole thérapeutique en béton: on se répète que les Chinois n'ont ni ces problèmes de surmoi, ni le contrôle du pétrole birman.
A bientôt
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