dimanche 28 août 2016

En attendant les Barbares

Les femmes qui souhaitent se baigner vêtues d'un burkini ne devraient pas se voir interdire les plages, c'est le Conseil d'Etat qui l'a dit, arguant qu'on ne saurait restreindre les libertés individuelles lorsqu'il n'y pas d'atteinte à l'ordre public. Dans un Etat de droit qui s'assume en tant que tel, l'affaire devrait être entendue.
Oui mais voilà: en France, pays dont les autorités ou les "intellectuels organiques" ne manquent par ailleurs jamais une occasion de donner des leçons de démocratie et de légalisme à la Terre entière, l'air du temps n'est pas à la sérénité du droit et de la constitutionnalité. L'air du temps est à la crispation, au débat hargneux, au ressentiment. De l'avis du Conseil d'Etat, un certain nombre de politiques ont déjà laissé entendre qu'ils se torchaient allègrement, promettant par exemple de légiférer (Nicolas Sarkozy) ou affirmant sans ambages que le droit devait se plier aux impératifs politiques (Laurent Wauquiez), tandis que le Premier Ministre Manuel Valls maugrée ouvertement.
Pourquoi tant d'histoires pour quelques bouts de tissu perçus comme surnuméraires, portés par quelques femmes, sur quelques plages?
Il y a, bien sûr, que ces bouts de tissu ne sont pas une tendance vestimentaire parmi d'autres: ils sont l'une des trouvailles des adeptes d'une piété islamique post-moderne qui entend "s'adapter" à la vie contemporaine: en l'occurence, cacher des corps de femmes que l'on ne saurait voir tout en permettant à ces dernières d'aller à la plage "comme les autres". Une "commodité", donc, d'un certain point de vue... Même si un journaliste canadien faisait récemment remarquer que les places réservées aux Noirs dans les bus de l'Alabama ou d'Afrique du Sud pouvaient également être considérées comme une "commodité" accordée à des gens qui, sinon, n'auraient pas été autorisés à utiliser les transports en commun... Le burkini, c'est une évidence, constitue une manifestation parmi d'autres d'un islam rigoriste et pudibond qui heurte de front un monde euro-occidental majoritairement a-religieux, voire athée. Et soulève à juste titre la question de l'égalité hommes-femmes - les "barbus" étant, de leur côté, libres d'exhiber leurs bedaines et leurs pattounes poilues.
Cela étant dit, nul ne s'est jusqu'alors ému des couches de vêtements dont s'affublent les Juives pieuses - les "craignant-Dieu" ou haredim - sur les plages, a priori sommées par d'autres "barbus" de masquer leurs corps de tentatrices. Ni, bien sûr, des bonnes soeurs réservant le spectacle de leurs épaules, de leurs jambes ou de leurs cheveux au Petit Jésus.
Il y a que cette fois, il s'agit de l'Islam. Et que le phénomène du burkini fait irruption sur la scène politico-médiatique en pleine vague d'un terrorisme qui trouve ses racines idéologiques dans la même bigoterie qui entend imposer à toutes et à tous, ici et partout, des règles qui définiraient ce qu'est un(e) bon(ne) musulman(e): le wahabbisme saoudien. De là à assimiler le port du burkini à une adhésion pleine et entière à ce projet politico-religieux et, par transitivité, à ses avatars sanglants, il n'y a qu'un pas que d'aucuns franchissent allègrement, implicitement ou explicitement. Car en France la scène politique est marquée par un double phénomène, tout Buzzatien, d'attente indéfinie du déferlement de l'ennemi, des Barbares. 
  • Première muraille: à l'extrême droite - entre autres, au sein du Front National - s'épanouit la théorie du "grand remplacement" développée par Renaud Camus, selon laquelle, si l'on n'y prend garde, à une population "de souche" (en France et en Europe) va se substituer, natalité et immigration aidant,  une population issue de l'Afrique maghrébine, sub-saharienne, voire du Moyen-Orient (la nouvelle "misère du monde" venue de Syrie). Non sans rappeler le fantasme du "Camp des Saints" de l'écrivain Jean Raspail  (voir ici même, le "Retour triomphant d'un racisme sans chichis", Mars 2011), l'adhésion à cette théorie induit une vigilance de chaque instant. Et, en particulier, une attention redoublée à l'égard d'une potentielle "cinquième colonne" qui menacerait les arrières des "patriotes" scrutant la méditerranée  et les masses arabo-mululmanes au delà.  Le port du burkini, "chez nous", dans ce contexte, sera donc perçu comme une agression caractérisée, menée de l'intérieur.
  • Seconde muraille: la progression spectaculaire du Front National dans les urnes est vécue, par une partie  de la classe politique de droite, comme un changement de paradigme, elle leur suggère de re-visiter radicalement les discours servis aux électeurs. Scrutant l'horizon des prochaines élections, ils sont convaincus qu'à défaut d'un tel changement, les hordes du Front National déferleront et s'accapareront les sièges, les prébendes qui a priori leur sont dus, à eux. Dès lors, pour prévenir cette invasion barbare, il convient d'en faire des tonnes sur la sécurité et, bien sûr, sur la défense d'une "identité nationale" qui ne saurait être fondée que sur le judéo-christianisme - plutôt que sur une neutralité religieuse ou un athéisme, par trop gaucho-maçonniques. Interdire le burkini et toute visibilité à un Islam supposément vécu comme allogène par la masse du bon peuple, telle est la priorité pour la droite "décomplexée". Et, accessoirement, pour une "gauche" gouvernementale en mal de popularité.
Ces deux murailles, aux créneaux garnis de gardiens vociférants, sont imbriquées l'une dans l'autre, la première enfermant la seconde. Leur ombre projetée occulte dans le débat public le bon sens, la décence, le droit.
Au point qu'on n'en entend presque que les éructations de ces "lanceurs d'alerte" d'un genre nouveau, où le ridicule le dispute au cynisme et à l'hypocrisie. Ainsi des pourfendeurs de l'avortement prendront-ils la posture de la défense du droit des femmes, tandis que des grenouilles de bénitier nous joueront l'air de la laïcité en danger. L'avis des premières concernées, les femmes musulmanes ou de culture musulmane, dans cette histoire, tout le monde s'en fout. Comment pourraient-elles d'ailleurs avoir un avis? Elles sont, chacun le sait, intégralement soumises à une bande de bougnoules fanatiques - terroristes potentiels de surcroît. 
Occupons-nous donc l'esprit avec la "menace islamique" et notre "identité", donc, en attendant les Barbares. L'avantage est que pendant ce temps, on évitera de parler des dégâts du néo-libéralisme, qui, accessoirement, ne sont pas pour rien dans les replis identitaires et communautaires de toute nature. Mais c'est une autre histoire. Ou pas.