vendredi 17 juin 2011

Le "Silence des Agneaux" sociétal

Remarque préliminaire : malgré mon patronyme je n’ai aucun lien, de près ou de loin, avec le citoyen Luc Ferry, philosophe à temps partiel, ci-devant Ministre de l’Education Nationale et présentement touilleur de ragots. Ce préambule afin de me permettre souligner l’aspect remarquable, à mon sens, de la polémique déclenchée par le monsieur, sans être soupçonné d’un quelconque favoritisme d’ordre familial.

Luc Ferry, donc, que je qualifierais volontiers de signe des temps politiques à lui tout seul. Temps incertains, calme apparent masquant des tensions intenses prêtes à éclater – le fameux calme avant la tempête. Luc Ferry qui, à la façon d’un matois pilier de bistrot cherchant à impressionner ses compagnons de beuverie, laisse entendre publiquement qu’il sait des choses très graves à propos de quelqu’un de très important mais dont il doit taire le nom. Ce quelqu’un, un ministre de la République, s’il vous plait, aurait rien moins que partouzé avec des garçons mineurs au Maroc. L’affaire aurait été étouffée, elle serait connue au plus haut niveau de l’Etat, mais chut, il ne saurait en dire plus. Dès la diffusion de ces propos, le monde médiatico-politique s’est emballé et, de façon transversale, on retient des commentaires la chose suivante : Luc Ferry est irresponsable car il « nourrit le populisme ». A priori on ne peut qu’opiner du bonnet et relever que oui, l’activation de soupçons de dégueulasserie sur « ceux d’en haut » par une personnalité issue de – et en constant lien avec – l’appareil d’Etat, qualifiée d’ « intellectuel organique de la droite » par un Alain Duhamel, ne peut que légitimer le fameux « tous pourris ». On remarquera, cela étant, qu’une telle unanimité des grandes « plumes » de la presse est susceptible, elle aussi, de nourrir ledit « populisme » (« Ben tiens, les journaleux et les politiques, copains comme cochons »), mais là n’est pas la question.

La vraie question, c’est que la sortie de Luc Ferry et le tollé qui s’en est ensuivi est symptomatique du vent médiatico-politique singulier qui souffle en cette pré-campagne présidentielle.

Les sondages laissent entendre de façon récurrente que le Front National à la sauce Marine Le Pen est train de s’installer solidement dans les préférences de l’opinion – épée de Damoclès d’un « nouveau 21 Avril » dont on ne saurait trop dire s’il sera « à l’envers » ou « à l’endroit ». Ce phénomène tétanise les partis et le personnel politique dits « normaux », et avec eux de nombreux éditorialistes – sans parler des sondeurs, qui ne savent plus trop comment bidouiller leurs chiffres bruts. Mais quel est le terrain sur lequel le F.N., avec ou sans Marine Le Pen, est le plus à l’aise ? Certainement pas celui de l’économique et du social, mais bien plutôt celui du jugement moral, du « ressenti », de la subjectivité sublimée. Sur ce terrain il peut vilipender, railler, s’indigner, frapper à droite et à gauche. Et sur ce terrain, droite et gauche dites de gouvernement, davantage encore que sur les questions de multi-culturalité, d’immigration ou de sécurité, sont d’emblée perdants.

Or ces dernières semaines, le débat politique en France est quasi-exclusivement occupé par les questions morales, à l’initiative même des partis de gouvernement. A droite, on a compris qu’à l’instigation du conseiller Elyséen Patrick Buisson on entendait sciemment « travailler » l’opinion sur les « valeurs ». Mais le P.S. y met également du sien : en quelques jours émanent de ses rangs un projet d’autorisation du mariage homosexuel et l’idée d’une dépénalisation du cannabis. Ajoutons à ce magma les remugles de l’ « affaire DSK » qui, contre toute évidence, peine à rejoindre la rubrique des faits-divers, n’oublions pas le doigt d’honneur d’Henri Emmanuelli, et le tableau est complet. Cet « air du temps », la flatulence verbale de Luc Ferry et les commentaires qu’elle a suscités en sont la manifestation exemplaire.

Tout se passe comme si, dans cet entre-deux du temps politique, faute d’affrontement explicite inter- ou intra-partis « de gouvernement » sur les questions économiques et sociales, d’énergie, d’environnement, de construction européenne, de politique étrangère, les uns (politiques) et les autres (médias) se rabattaient sur des enjeux qu’on pourrait qualifier de « petit-bourgeois ». DSK est-il un gros dégueulasse ou la victime d’un malentendu? A-t-on couvert les cabrioles pédophiles d’un grand de ce monde? Faut-il permettre à Alix et Enak de convoler en juste noces? Est-il bien raisonnable d’incarcérer le géniteur de la fille du coupeur de joints? Toutes ces questions sont sensibles, certes, mais on sent bien que, de tout cela, l’électeur de 2012 se contrefout plus ou moins allègrement. Et dût-il, incidemment, se soucier de ces enjeux, il se trouve sur les linéaires du supermarché politique un produit qui lui propose des réponses simples, claires : le F.N. de Marine Le Pen.

Or Marine Le Pen, justement, se garde bien de labourer le champ moral. Bien sûr, sommée de se prononcer sur le mariage homosexuel, elle répond en substance « et pourquoi pas la polygamie, tant que vous y êtes ? » mais là n’est pas son propos principal. Elle préférera marteler son programme économique et social – où la fameuse « préférence nationale » n’est plus qu’un message subliminal – fait de « retour au Franc », de « lutte contre le mondialisme et le fiscalisme » etc. : toutes choses sur lesquelles les politiques « de gouvernement » ne semblent pas vouloir lui apporter la contradiction, tâche pourtant aisée a priori. Ce non-débat, ce paradoxe – désertion par l’une et par les autres des terrains sur lesquels ils ont respectivement l’avantage – ne peut, en définitive, que bénéficier à Marine Le Pen s’il est vrai, et tout porte à le croire, que la présidentielle de 2012 se jouera largement sur les questions auxquelles elle apporte aujourd’hui des « réponses » : l’emploi, les salaires.

Alors ce tapage à la Luc Ferry, ce « buzz » interminable sur les questions morales, ne nourrit pas le « populisme ». Il l’ignore, tout simplement, et c’est pire. Car ce boucan n’est rien d’autre, en définitive, qu’un silence assourdissant, un « silence des agneaux ». Si ce silence continue, la louve va les bouffer tout cru.

See you, dudes.