dimanche 19 décembre 2010

Marine Le Pen, ou la normalisation en trompe-l'oeil

A quelques semaines de l’adoubement probable de Marine Le Pen a la tête du F.N., une question taraude tout autant les militants de son parti que les médias : sera-t-elle le « Gianfranco Fini français » ? On se demande, par là, si la fille entend tourner le dos a l’enracinement idéologique du père, a l’instar du leader du M.S.I. transalpin qui, enterrant définitivement son prédécesseur Giorgio Almirante, fit renoncer son parti au néo-fascisme et aux nostalgies mussoliniennes.
Lorsque cette interrogation traverse l’esprit de militants F.N. pur porc on décèle, bien sûr, la crainte d’un affadissement politique, une sorte de Vatican II de la droite Ratapoil, pour tout dire une trahison. La campagne haineuse dont a pu faire l’objet Marine Le Pen dans les pages de « Rivarol » en témoigne où, reprenant une rhétorique chère a Drumont ou aux folliculaires de « Je Suis Partout », on l’accuse « d’enjuivement ».
Mais lorsque cette question est posée par des commentateurs, politologues ou personnalités politiques extérieurs au petit monde de l'extrême-droite, on ne saurait y voir, au mieux, qu’un symptôme supplémentaire de l'incapacité de beaucoup a « penser » le phénomène Front National et, au pire, l’expression d’un désir à peine inavoué: poser la question d’une possible fréquentabilite du F.N. dans un avenir proche, c’est y répondre en envisageant, dès aujourd’hui, de futures alliances.
Dans le premier cas il y a comme la vision naïve d’un monde binaire ressemblant a celui de « Star Wars » : par la force de sa volonté, sa descendance fait réapparaitre Anakin Skywalker de l’effrayante carapace de Darth Vador - Marine ferait sortir le F.N. du « côté obscur de la Force ». Dans le second – lorsqu'à droite on envisage le succès d’une "dé-diabolisation"  – on fait un aveu d’impuissance : le renoncement définitif à la captation de «l''électorat populaire » dès le premier tour d’une élection.
Dans l’un et l’autre cas cependant, on part implicitement du même postulat : l’infréquentabilite du F.N. est exclusivement liée a l’ancrage de son leader historique dans un passé plus ou moins lointain, passé incarné dans les figures des anti-Dreyfusards, des militants de l’Action Française, des collabos, des terroristes de l’O.A.S. etc… Remarquons que dans le cas français, on serait bien en peine d’identifier une période historique bien précise – a l’instar des vingt années de pouvoir fasciste en Italie – dont il conviendrait que Marine Le Pen se désolidarise publiquement, mais admettons. Cette référence constante a l’Histoire, que ce soit dans la bouche de Le Pen père ou dans celle de ses détracteurs – usant et abusant de formules convenues comme « les-pages-les-plus-sombres-de-notre-Histoire » ou « remugles-nauséabonds » - est cependant un piège. Poser comme condition d’une banalisation définitive du F.N. le renoncement de son (sa) dirigeant(e) à leurs « références historiques », c’est tomber dedans à pieds joints et faire l’impasse sur deux faits importants :
  • D’une part, avec le temps, la fraction nostalgique des militants F.N., ceux qui sont assez vieux pour avoir vécu le Pétainisme voire l'Algérie française va physiquement disparaitre : que leur « mémoire » ait été transmise ou pas aux générations suivantes, ces deux repères historiques majeurs de l'extrême-droite française vont perdre de leur pertinence politique « faute de combattants »
  • D’autre part, nonobstant les saillies du père (comme le « détail ») le F.N. n’a de facto, et d’ores et déjà, que faire de ce passé: c’est bien dans le présent (insécurité, faillites de l'intégration-assimilation, chômage de masse sur fond de mondialisation) et les névroses collectives qu’il engendre que s’inscrit le discours du F.N.
Aussi, tandis que le jeu des ressemblances (entre le F.N. et des mouvements politiques du passé), aussi intéressant et pertinent soit-il sur le plan intellectuel, n’a pas empêché ce parti de s’installer durablement dans le paysage, le quitus qui lui serait donné au nom d’un aggiornamento de sa probable future dirigeante arrangerait sans aucun doute bien des élus et dirigeants de l’UMP (surtout dans le Nord et le Sud-Est de la France) mais ne saurait en rien sanctionner une évolution du F.N. sur le fond : le discours de ce parti, fut-il affublé du masque d’un laïcisme intransigeant vis-a-vis de l’Islam, est et demeure une exaltation de la méfiance, de la peur – et donc, in fine, de la haine – de tout bipède humain à la peau plus ou moins sombre installé sur le territoire national
En Suisse, en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède, en Hongrie et ailleurs, le « positionnement politique » centré sur de la méfiance envers l'étranger en général et l'étranger musulman en particulier a conduit des partis aux portes voire au sein du pouvoir. Que cette tendance « national-populiste » xénophobe soit totalement déconnectée des ligues et partis des années trente ne la rend pas davantage sympathique ni plus « normale ». Quoiqu'il en soit c'est dans cette mouvance européenne bien d’aujourd’hui que s’inscrira le F.N. post-Jean-Marie Le Pen. A cet égard, qu’il soit dirige par Bruno Gollnisch ou Marine Le Pen ne fait strictement aucune différence. Mais dans le second cas, des commentateurs ou des intellectuels pétris d'érudition historique seront prêts, aux moindres signes de rupture de « fifille » avec les marottes passéistes de papa, a lui décerner des brevets d’humanisme, tandis que les dirigeants d’une droite « décomplexée » se frotteront les mains a l'idée de disposer d’un réservoir de « vote populaire » qu’ils pourront courtiser sans vergogne.
Édifiante est, a ce sujet, la façon dont un certain Raphaël Stainville, dans le « Figaro Magazine » de cette semaine, commente la remarque de Marine Le Pen qualifiant les prières de musulmans dans la rue de scènes dignes de l’ « Occupation » : en disant cela, elle « enfoncerait des portes ouvertes ». Il est vrai que dans son édito du même numéro, Éric Zemmour met ses lecteurs en garde contre l’ « islamisme » qui, on le sait, ne saurait être que « rampant ». La normalisation des relations diplomatiques entre la droite parlementaire moderne (dont le Fig’ Mag’ est le flambeau) et l'extrême-droite est en cours, on attend avec impatience l'échange d’ambassadeurs.

Marine Le Pen est déjà une "Gianfranca" Fini, avant même d'avoir commencé. Mais le F.N. résolument moderne et post-historique qu’elle est en train de déployer n’abusera que les naïfs et les faux-culs : il calmera les frayeurs rétrospectives des premiers, tout en donnant bonne conscience aux seconds.
 
Bonnes fêtes à tous, celà étant...







lundi 13 décembre 2010

Wikileaks: libertaire?

Du bruit dans le landernau, agitation de part et d'autre de l'Atlantique et au-delà de l'Oural. Pensez-donc: par la grâce de Julian Assange et de son site Wikilleaks sont désormais étalées au grand jour les "intimes convictions" des diplomates américains de par le monde. Forcément, on observe comme un léger décalage entre leur "ressenti", qu'ils croient partager en toute confidentialité avec le Département d'Etat, et le discours public/officiel de la diplomatie américaine. Ah ah ah, on en rit encore.

Par suite, nous voilà sommés de prendre parti "pour ou contre Wikileaks", la preuve: l'institut IFOP en a fait un sondage pour Dimanche Ouest-France, c'est dire s'il s'agit d'un enjeu. Que dit-il, ce sondage? En gros, plus les Français sont jeunes et de gauche (ou alors FN), plus ils approuvent la diffusion de documents confidentiels par le facétieux Julian Assange. Net net, il se dégage une majorité (54%) de "pour": «Wikileaks semble devenir pour une majorité de Français un porte-étendard de la liberté d’information (…) Le droit à l’information semble aujourd’hui l’emporter d’une courte tête sur les tenants d’une vision plus traditionnelle du nécessaire secret d’Etat», nous explique doctement l'IFOP.
Je ne suis plus très jeune, mais je me considère comme étant de gauche et j'ai beau me forcer, penser très fort au dit sondage qui m'apprend que 7 sympathisants de l'UMP sur 10 désapprouvent l'initiative de Wikileaks, rien à faire, je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de louable ni de réjouissant dans cette entreprise. De fait, je suis convaincu que le l'idée même d'un site comme Wikileaks - la publication d'à peu près n'importe quoi du moment qu'il s'agit de documents classés "confidentiel" - relève du degré zéro de la pensée politique, voire de la pensée tout court.

Sur le fond, d'abord: qu'a bien pu "révéler" l'ami Julian Assange? Au fil des éléments repris ici et là, on apprend, par exemple, que Nicolas Sarkozy est tellement américanolâtre que même l'ambassadeur américain s'en est aperçu - relevant tout de même que le Président français est un peu agité. Autres "scoops": Silvio Berlusconi serait un libidineux incapable et un fanfaron, les plus hautes autorités saoudiennes seraient bien davantage préoccupées par la menace iranienne que par le sort réservé aux Palestiniens, et  le gouvernement russe serait corrompu. La teneur de ces câbles confidentiels prouve une chose: au-delà des échanges de vues avec leurs interlocuteurs indigènes, les personnels des ambassades américaines lisent ou se font lire la presse locale et ne manquent pas de consulter régulièrement les enquêtes fouillées du Washington Post ou du New York Times. Finalement, un câble diplomatique, il semble que ça consiste à dire tout bas à un ministre ce que la presse dit tout haut à qui prend la peine de la lire.
Sur la forme, ensuite: en quoi consiste une "vague d'information Wikileaks"? En la divulgation simultanée d'une montagne de paperasse. En l'occurrence, pour la dernière en date, 250 000 câbles diplomatiques, rien que ça. 250 000, c'est beaucoup, ah, la magie de la numérisation et d'Internet. Ce chiffre est sensé nous en imposer. Mais pourquoi 250 000? Pourquoi pas 10 000 ou un million? Y a t'il, sur Terre, un bipède humain doté d'un cerveau normalement constitué ayant pris la peine de lire tous ces documents en détail et, surtout, de les replacer dans leur contexte: qui exactement en est l'auteur, quand a-t'il été écrit, et faisait-il suite à un autre document? Non, bien sûr, mais c'est pas grave, l'important c'est qu'il y ait marqué "confidentiel" dessus et qu'il soit accompagné de 249 999 autres du même acabit.
Sur le principe, enfin: il y a, dans cette frénésie de la divulgation de documents "classés", quelque chose qui ressemble à la "mission" que s'assignent les paparazzi: mettre à nu pour mettre à nu, sans se demander si ce qu'on dévoile présente un quelconque intérêt en soi. Lorsque l'"analyste" de l'IFOP accompagnant son sondage nous parle de "droit à l'information", il se fourre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude ou, plus grave, cherche à nous embrouiller sérieusement. Que ce soit sur la "vague" précédente - les documents "secret défense" sur la guerre en Afghanistan, celle qui nous occupe ou les divulgations que Julian Assange nous promet prochainement - les "memos" confidentiels des banques si on en croit l'interview qu'il a accordée cette semaine à Time Magazine - on est, à chaque fois, sur du lourd: la guerre, la diplomatie de la première puissance mondiale, la crise économique.
Seulement voilà: pour que ces divulgations soient assimilables à un "travail d'information" auquel les citoyens auraient "droit", il faudrait qu'à la publication des documents soit donnée un sens. Seuls les journalistes d'investigation et les historiens sont en mesure de transformer des données de l'ordre de celles publiées par Wikileaks en informations de nature à éclairer le citoyen. Assimiler les premières aux secondes, c'est insulter l'intelligence. Lorsque le New York Times publia les "Pentagon papers" en 1971, mettant en lumière les ressorts confidentiels de la stratégie US au Vietnam, l'Amérique voulait en savoir plus sur ce conflit qui la minait. La publication de ces documents avait un but précis - mieux comprendre cette guerre - et s'inscrivait dans un débat bien circonscrit. Les documents, en soi, ne valaient que par l'analyse qu'en faisaient ceux qui les publiaient. Lorsqu'un historien retrouve, dans les archives soviétiques, l'ordre de Staline au NKVD en vue de l'élimination de l'élite militaire polonaise - le massacre de Katyn - et le publie, il éclaire singulièrement la nature du pouvoir soviétique de l'époque. Dans l'un et l'autre cas - les 7 000 pages des "Pentagon papers" et les quelques lignes de l'ordre de Staline - ni la quantité des documents, ni la rapidité de leur mise au jour n'ont constitué des éléments déterminants.
Il est probable qu'à plus ou moins longue échéance des chercheurs au sens large -journalistes ou historiens - finissent par reconstituer certains puzzles à partir des documents publiés par Wikileaks. Mais ils n'y trouveront des réponses que s'ils se posent des questions. Julian Assange et ses thuriféraires ne s'en posent pas. Tout se passe, au contraire, comme si, à la manière d'un Fox Mulder, ils savaient déjà: la vérité est ailleurs, les puissants nous mentent. Ces conspirationnistes tiennent pour acquis que la mise en ligne d'informations "classées" est un coup terrible porté aux tenants du "pouvoir" - l'acharnement juridique envers Julian Assange ("Ah ouais, comme par hasard, on l'accuse de viol, et pis quoi, encore"), l'empressement des gouvernements à se débarrasser du "bâton merdeux" que constitue l'hébergement sur leur sol de Wikileaks,  leur tiennent lieu de preuve de la justesse de leur "combat".
Combat pathétique en vérité, qui voit s'affronter d'un côté des hackers qui traitent l'histoire contemporaine à la façon dont Voici analyse la carrière des célébrités, de l'autre des bureaucrates qui, désormais, ne sauront plus quoi inventer pour dissimuler leurs agissements et leurs pensées, aussi dénués d'importance soient-ils. Et, au passage, redoubleront d'énergie pour renforcer la surveillance électronique de leurs contemporains.  Les uns et les autres, fascinés par la technologie comme des lapins aveuglés par des phares, "raison d'Etat" contre "transparence", mais dans un monde ou chacun de ces mots a perdu de son sens.

Alors bon, je suis "contre Wikileaks". Non parce que ce site porterait atteinte à un pouvoir que je considérerais comme légitimement au-dessus de mes droits de citoyen, mais parce que Wikileaks me prend pour un con: Julian Assange voudrait me faire croire que la mise en ligne de 250 000 papelards confidentiels me rend plus libre parce que plus informé. Des "libertaires" comme ça, les dictateurs en rêvent toutes les nuits.

Ciao, belli