jeudi 5 juin 2014

Préserver l'hexagonalitude

Les lois de décentralisation de 1982 furent, à l'époque, qualifiées de "grand affaire du septennat". Rien que ça. Il est vrai que la victoire de Mitterrand en 1981 devait beaucoup à un refus, largement partagé après Mai 68, du jacobinisme gaullien, fût-il revisité par Giscard. Au bout du compte, cependant, plutôt qu'à l'émergence de robustes et autonomes entités régionales, à l'image des Länder allemands, on assista à une montée en puissance des départements qui fit le
bonheur, entre autres, des publicitaires: il était en effet impensable que chacune de ces entités ne disposât pas d'une "identité visuelle", d'une "stratégie de communication" en lien avec son "positionnement de marque". Anecdotique? Pas forcément, tant était cruciale la nécessité d'encourager un sentiment d'appartenance chez le citoyen lambda. Car "se sentir" de la Saône-et-Loire plutôt que de la Côte d'Or, du Haut- plutôt que du Bas-Rhin, des Côtes d'Armor plutôt que de l'Ile-et-Vilaine, voilà qui était juste et bon. Et vas-y que je te crée des logos, des campagnes de pub à tours de bras, en avant la "différenciation" du 11 (Aude) vis-à-vis du 81 (Tarn), chacun ses Cathares.
Car l'essentiel était qu'à aucun moment ne fût sérieusement contestée la seule, la vraie "identité" qui soit, celle qui embrasse dans un même mouvement "le Sacre de Reims et la Fête de la Fédération" (pour reprendre les mots célèbres de l'historien Marc Bloch) mais aussi Philippe Auguste et Christine Boutin, Victor Hugo et Gérard De Villiers, Claude Debussy et Mireille Mathieu: l'identité nationale, une et indivisible.
C'est bien pourquoi la "grande affaire" du premier septennat de François Mitterrand se garda bien de renforcer sérieusement le rôle des régions. C'est bien pourquoi, également, fut écartée d'un revers de main l'idée d'une reconstitution de la Bretagne historique - le retour de Nantes en son sein. "Historique" sans être pour autant antédiluvienne, puisque la séparation de Nantes de la Bretagne date du régime de Vichy, mais qu'à cela ne tienne: la Bretagne sans Nantes ferait moins la fière, Nantes hors de la Bretagne ferait une "capitale" acceptable pour les "Pays de la Loire", une invention de la Quatrième République.
Trente-deux ans plus tard, un gouvernement socialiste français entend de nouveau rebattre les cartes territoriales. Autre époque, il ne s'agit plus de "changer la vie" mais tout simplement de faire des économies. Et donc - ta-daa! - de faire disparaître les départements, dont on a fini par réaliser qu'en plus des cantons, des communes, des communautés de communes, des régions et de l'Etat, ça faisait un peu beaucoup - le millefeuilles, on appelle ça. Les temps ont changé mais les fondamentaux restent les mêmes: dans un grand effort de simplification et de "rationalisation" de l'action publique, on réalise, dans la foulée, que vingt-deux régions, c'est beaucoup, qu'il faut "clusteriser" ce merdier. Moins de régions, donc, mais plus grandes. Alors, du coup, Nantes en Bretagne, par exemple? Et bien non. Car pas question de remettre en cause les régions existantes: Pays de la Loire il y a, Pays de la Loire il y aura. Les contours des régions sont non-négociables, circulez, y a rien à voir.

Alors on explique ici et là que tout ça a été fait sur un coin de table de l'Elysée, sans concertation aucune, qu'il s'agissait de ménager à la fois la chèvre (Ségolène Royal, présidente de Poitou-Charentes) et le chou (Jacques Auxiette, président des Pays de la Loire) et, d'une façon générale, de ne pas brusquer les présidents de région, tous socialistes ou presque. Ca a du peser, c'est sûr, et comment ne pas le comprendre: "pacte de responsabilité" aidant, les élus socialistes se ramassent râteau sur râteau. Les élus municipaux, c'est fait; le corps des députés européens a été décimé, ça aussi, c'est fait; reste encore à liquider les conseillers généraux, amenés à disparaître avec les départements, justement. Dans ce contexte de "restructuration" tous azimuths, préserver, au contraire, l'espèce en danger des présidents de région socialistes, c'est une louable intention qu'il convient de souligner.
Mais ces enjeux de politique politicienne ne sont rien en regard de l'essentiel: garantir "l'unité de la nation", comme l'a véhémentement souligné le Premier Ministre Manuel Valls. Et donc tirer un trait définitif sur une vraie régionalisation, c'est-à-dire une régionalisation qui s'appuierait sur des identités historiques, culturelles, voire linguistiques susceptibles de relativiser la sacro-sainte hexagonalitude. Et donc Nantes en Bretagne, pas de ça, Lisette.

Les responsables actuels de l'Etat français, comme leurs prédécesseurs et sans aucun doute leurs successeurs, ont la trouille. La trouille que progressivement, parce que l'action publique serait ici un peu plus bretonne, là-bas un peu plus bourguignonne, occitane ou alsacienne, les citoyens de la troisième puissance nucléaire mondiale se sentiraient moins Français. C'est-à-dire indéfectiblement unis et égaux. Ah, l'égalité, l'argument suprême. Peu importe que les promotions de l'ENA comptent moins de fils d'ouvriers que les régiments de paras ne comptent de gauchistes, peu importe que les uns se gavent de stock-options tandis que les autres chassent les promos chez Lidl: la République est perfectible, certes, mais l'idée qu'elle se fait d'elle-même est tellement belle, ça serait trop dommage de s'arrêter à sa réalité.
Alors à la poubelle, les singularité régionales, ça, c'est bon pour les autres: le Premier Ministre, en meeting politique à Barcelone, s'exprime en Catalan. Mais il ne lui viendrait pas à l'idée d'en faire autant à Perpignan. D'abord parce que ça fait des lustres que la République a fait tout ce qu'il fallait pour que meure cette langue de péquenots. Ensuite parce que quand bien même il se trouverait  suffisamment de Perpignanais parlant Catalan dans un meeting du PS, l'idée même de l'unité française serait compromise s'il prenait l'envie à Manuel Valls de s'exprimer autrement qu'en Français, en deçà des Pyrénées. L'unité espagnole, hein, par contre, on s'en fout: elle est tellement moins nécessaire à l'humanité.

Mais le truc c'est que, crise économique et sociale aidant, l'unité française au prix de la crispation jacobine - nonobstant le bruit que fait Jean-Luc Mélenchon avec sa bouche - n'est d'ores et déjà plus un thème politique légitime pour la gauche, ni même pour la droite parlementaire. A ce petit jeu, d'autres, suivez mon regard, font bien mieux, car ils donnent à l'"identité française" un contenu plus tangible que "le Sacre de Reims et la Fête de la Fédération": un Français doit avoir la peau blanche et bouffer son Dieu le dimanche, plutôt que de s'accroupir devant Lui cinq fois par jour.

François Hollande et Manuel Valls, par atavisme politique, ne veulent pas d'une Bretagne forte. Ils préfèrent se raconter l'histoire de la République une et indivisible. Et "compétitive", cela va de soi. Les illusions, c'est tout ce qui reste quand la réalité sent la merde.

A wech all