Juillet 2005: "La liberté de penser s'arrête là où commence le droit du travail" / "le droit du travail empêche de penser intelligemment" déclare Laurence Parisot, peu après sa prise de fonctions à la tête du MEDEF. Le ton était donné: le droit du travail, corpus mélant initiatives législatives et décisions jurisprudentielles, héritage d'une longue histoire de luttes sociales était tout simplement une inanité, un concentré de bêtise. On ne niera pas ici le caractère parfois ubuesque de réglementations complexes - justifiant l'existence de milliers de juristes professionnels sans l'expertise desquels l'appréhension de ces règles serait souvent impossible - mais la question n'est pas là: ce que contestait, sur le fond, Laurence Parisot, c'est le fait même que des entités extérieures aux entreprises (parlementaires, avocats, juges) puissent en réguler le fonctionnement. Pensez-donc: la gestion d'une entreprise est chose complexe, chaque cas est différent, vouloir imposer des règles communes à des entités aussi clairement disparates, c'est "bête", c'est s'attaquer à la "liberté de penser". Mieux que le droit, production théorique nécessairement déconnectée des réalités: le contrat. Le droit est rigide, impersonnel tandis que le contrat est flexible, adapté aux individus. Alleluia.
Mars 2009: au terme d'un feuilleton médiatique de plusieurs semaines, durant lequel on apprend qu'en France, comme ailleurs, des dirigeants d'entreprises quasi-faillies ont empoché de gras émoluements, François Fillon publie un décret limitant les rémunérations des dirigeants d'entreprises aidées par l'Etat. Décret lui-même tellement limité, dans le temps - non rétro-actif, et valable jusqu'à fin 2010 - et dans son objet - quatre banques et les deux constructeurs automobiles, Renault et PSA - qu'il a aussitôt suscité ricanements et grincements de dents. Et ce malgé la sagesse d'un pouvoir qui prit soin de publier ce document le 31 Mars: à 24 heures près, ça passait pour un poisson d'Avril. Ricanements et grincements de dents, donc: ça ne va pas assez loin, c'est un décret bidon. A tel point que quelques jours plus tard, des sénateurs (néo-) centristes y vont de leur amendement: ledit amendement, soutenu par les socialistes, a été adopté en commisssion mixte paritaire, et devrait bientôt être discuté à l'assemblée. Question discrétion, c'est raté.
De quoi parle-t'on, au juste? Du fait que des dirigeants d'entreprises mal en point quittent leurs fonctions avec des "extras" divers et variés: parachutes dorés, retraites-chapeaux, stock-options, bonus qui se chiffrent en millions d'euros par tête de pipe. Evidemment, ça choque l'opinion, ces récompenses accordées à des gens ayant mené des entreprises dans la panade. De droite à gauche, il y a concensus sur le thème: "à l'heure de la crise et des licenciements massifs, cette cupidité est inacceptable". Unanimité d'autant plus retentissante que les intéressés, c'est le cas de le dire, rasent les murs et fredonnent du "Noir Désir": "Soyons désinvoltes, n'ayons l'air de rien". Alors les uns et les autres, et singulièrement Nicolas Sarkozy - désormais alpha et omega de la parole publique - se construisent une image de révoltés à peu de frais: haro sur les vilains patrons, non mais, on va voir ce qu'on va voir, y perdent rien pour attendre, les salauds. Evidemment, côté gouvernement, la réaction est symbolique, mais l'idée y est: entre le décret Fillon et les propositions du PS (sur-taxer les "good-bye- packs") il n'y a qu'une différence de degré, pas de nature.
Je dois l'avouer, j'ai une sympathie toute limitée pour les bénéficiaires des parachutes dorés et autres gratifications dispendieuses pour dirigeants en fin de carrière. Mais l'excitation médiatico-politique de ces dernières semaines autour de la rémunération des grands patrons me court sérieusement sur le haricot: on veut nous faire croire qu'il s'agit d'une question morale. Ce pataquès s'inscrit d'ailleurs dans la ligne d'une série de discours de Nicolas Sarkozy, selon lesquels il conviendrait de "moraliser le capitalisme", dans la ligne également d'un MEDEF qui affiche un "code d'éthique" du patronat, qu'untel ou untel n'aurait pas respecté. Ben voyons.
Posons-nous d'abord la question suivante: pourquoi un dirigeant évincé de la direction d'une entreprise, fut-elle mal en point et sauvée in extremis par l'argent du contribuable, touche t'il un parachute doré ou quoi que ce soit d'équivalent? La réponse est simple: parce que son employeur (le conseil d'administration) et lui même ont signé un contrat dont une clause prévoit ce genre de gâterie en cas de coup dur. Or nous vivons dans un état de droit, et en bonne justice, si ce contrat n'est pas respecté, le dirigeant en question peut obtenir réparation.
Ensuite, on l'a vu, le contrat, contrairement au droit du travail, c'est la quintessence de la "liberté de penser", voire de la liberté tout court. Pourquoi? Parce qu'il convient, si on veut être "compétitif", de pouvoir fixer librement les rémunérations; librement, c'est-à-dire en fonction de la situation économique de l'entreprise (le SMIC est une contrainte, air connu du MEDEF); librement, c'est-à-dire notamment en fonction de la "performance". Dans les entreprises privées, ces vingt dernières années, se sont développées des méthodes, toutes plus savantes les unes que les autres, pour mesurer ladite performance. Méthodes qui, au passage, sur-valorisent le savoir-être au détriment des savoir-faire.
La morale n'a rien à voir là-dedans! Dénigrement de la règle collective au bénéfice du contrat individuel, sacralisation de la performance dans la détermination des rémunérations: sur le papier, ça tient, tout cela sent bon l'efficacité entrepreneuriale. Oui mais voilà: il y a le réel, il y a l'humain. Et le réel, l'humain, dans le cas des dirigeants du CAC 40 et de leurs équivalents ici et là, c'est le phénomène des participations croisées, c'est une élite économique qui tend à se co-opter. Dès lors les contrats que signent les conseils d'administration des grandes entreprises avec les managers qu'ils choisissent perdent à tout le moins de leur rationalité économique, dès lors la mesure de la performance devient toute relative. A ce niveau, tout au moins. Car pour ce qui concerne les cadres et les employés, là, la rationalité reprend le dessus: pas question de transiger sur l'atteinte des objectifs, sois performant ou dégage.
Alors à partir du moment où on accepte cet état de fait - le primat du contrat sur le droit, le culte de la performance, aussi subjective soit sa mesure - on accepte également que des incompétents bourrés de suffisance s'engraissent comme des porcs. Dans ce cas, en toute rigueur, on devrait foutre une bonne fois la paix aux bénéficiaires des parachutes dorés. A fortiori lorsqu'on a renoncé à exercer ne serait-ce qu'une once de pouvoir au sein des entreprises remises à flot par l'Etat: la "golden share" et le droit de veto au sein du conseil d'administration? Mais vous n'y pensez pas, c'est d'un vulgaire... Seulement il y a la crise, le chômage qui explose, la récession (la "croissance négative" comme on dit à l'UMP) et le salarié-électeur qui la trouve mauvaise: alors on fait les gros yeux et on parle de morale, d'éthique.
Mais l'éthique façon MEDEF est à la justice ce que la charité chrétienne est à la solidarité: un pis-aller que l'on concède pour désamorcer la colère des manants. Pas sûr que ça marche à tous les coups.
See you, guys
2 commentaires:
Pour "moraliser" le capitalisme, il fallait bien commencer par quelque chose. Le délire des golden packs en tout genre, vont mettre en lumière l'aberration des contrats avec ces fameuses clauses. Et quand on s'apercevra que les dirigeants des conseils d'administration des entreprises du CAC 40 sont en fait un peu tous les mêmes, quelqu'un quelque part (le gouvernement ?) y mettre un peu d'ordre.
Après il s'agira de réguler les marchés financiers et les actionnaires qui sont le poison du capitalisme mais en même temps son essence. Les entreprises ont besoin de lever des fonds pour leurs développements mais les marchés financiers ne sont pas les seules réponses. Elles peuvent se tourner vers les banques en s'endettant et peut être d'autres structures à inventer.
On évitera ainsi que la société A licencie B personnes pour assurer une augmentation de C % à monsieur D, actionnaire de la société A.
Bonjour à la Suisse et commencez à craindre les foudres du G20 sur le secret bancaire. Tu devrais écrire un papier sur ça parce que le dit G20 a en fait méchamment épurer la liste noire des vilains paradis fiscaux.
Gilles
Concernant le droit du travail, n’oublions pas que c’est le seul domaine où la relation entre les parties est par essence déséquilibrée (droit du « fort » sur le « faible » matérialisé par le lien de « subordination »). Le droit du travail n’existant que pour tenter de minimiser les effets pervers d’une telle dépendance. L’employeur exigeant une exclusivité absolue (même en droit de la famille on admet désormais que l’adultère ne soit pas retenu comme motif de divorce !!! … ) moyennant une compensation matérielle laissée à son appréciation (la conjoncture économique rendant un peu compliquée toute discussion en « bilatéral » sur le sujet).
D’où l’intérêt des syndicats ... sous réserve que le déséquilibre « employeur/salarié » ne laisse pas la place à un autre déséquilibre « syndicat/employeur » avec tous les autres effets pervers que l’on connaît… Bref : le droit du travail complexe dans son contenu l’est bien plus encore dans son contenant !!!
Concernant les énooormes avantages de ces vilains patrons (n’oublions pas que dans l’inconscient collectif l’argent ne peut être acquis qu’au détriment d’un tiers donc « qui est riche est suspect »…), ces avantages donc résultent des très longues réflexions de nos gouvernants successifs… réflexions aboutissant à des dispositifs aussi astucieux et efficaces qu’incompréhensibles pour le commun des salariés (vous ou moi).
Le constat sur lequel se sont mobilisés les meilleurs cerveaux étant le suivant :
- plus je gagne plus je paie d’impôts,
- plus je gagne plus je suis exclu des systèmes de protection sociale (un mandataire social ne perçoit pas les ASSEDIC, une retraite du régime général est plafonnée…)
- plus mon salaire direct est élevé... plus il a de risques d’être connu (et on en revient au caractère d’emblée suspect de l’argent)
Donc il fallait trouver des modes de rémunération (légaux) ayant pour objectif : de défiscaliser, d’assurer une protection « sociale » permettant les jardinier et cuisinière même en cas de « pause professionnelle » (un cadre dirigeant ne peut pas être « chômeur »… il décide tout dans sa vie, même ses pauses…), de diversifier la rémunération dans ses composantes (cash, valeurs mobilières, avantages divers…) et dans sa périodicité (immédiate, différée…)… ce qui permet d’en pulvériser la traçabilité (pour les salariés et les petits porteurs)…
Pour garantir la moralité de ces systèmes aux yeux du salarié lambda (vous et moi) potentiellement rebelle et grande gueule, le législateur avait prévu que tous ces dispositifs soient approuvés par les instances dirigeantes de chaque entreprise (mais comme on sait, les responsabilités croisées dans les conseils d’administration permettait d’étouffer toute contestation dans l’œuf, nos joyeux lurons se renvoyant l’ascenseur mutuellement !).
Concernant l’attribution de stock option… j’aurais pour ma part volontiers rémunéré uniquement les dirigeants des banques en parts de l’entreprise : c’est quand même le meilleur moyen de les inciter à la performance !!!
Bref : défiscalisation, plan d’attribution d’actions, plan de retraite, parachutes dorés, bouclier fiscal (oui, là aussi on reste dans la même logique)… Tout cela marchait très, très bien jusqu’à la crise… Ben oui parce que ces crétins de patrons ont juste oublié qu’un salarié lambda et de surcroît grande gueule qui voit son pouvoir d’achat s’effondrer a du mal à accepter que d’autres s’en sortent mieux. Le problème n’est pas le système (les injustices économiques ont toujours existé et d’ailleurs c’est ce qui fait fonctionner une grande partie des choses : la différentiation où « je veux gagner plus que mon voisin »), le fond du problème là est plutôt que « si j’ai mal je veux que tout le monde ait mal… je me sentirai moins seul »… C’est moral ? Non, juste humain… Mais quand un gouvernement estime nécessaire de légiférer en réponse à des réactions "humaines", on peut s'inquiéter... parce que finalement ce que démontre par là le chef de l'état c'est que le fond du problème n'est pas que des patrons aitent utilisé un système, c'est qu'ils se soient fait prendre...
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