samedi 15 septembre 2007

Les larbins volontaires

Aujourd'hui, j'ai acheté "Le Monde".
A la "une" de l'édition de ce week-end, un titre, illustré d'un joli dessin de Plantu, attire mon regard: "Omniprésence et mouvement perpétuel: l'équation Sarkozy". Il s'agit d'une enquête, qui se développe plein-pot en page 22 sous un nouveau titre: "Le président tout-info". Dans cette enquête, le journaliste Philippe Ridet nous explique par le menu comment se construit ce phénomène auquel il est difficile d'échapper depuis le 6 Mai dernier: la Sarkozisation de l'information.
Aux Etats-Unis, l'entreprise de distribution Wal-Mart a bâti son succès, entre autres, sur une formule simple: EDLP, pour "Every Day Low Price". Chaque jour, le consommateur a l'assurance de trouver dans ces magasins une série d'articles en promotion. Ca "crée du trafic", comme on dit: bien évidemment tout n'est pas en promotion, mais une fois le chaland attiré dans le point de vente par les articles en question, il ne va pas s'emmerder à aller voir ailleurs si par hasard le reste de sa liste d'achats serait également moins chère. Ca permet de lui fourguer plein d'autres articles à des prix plus que normaux sans qu'il y prête attention, et donc à Wal-Mart de s'en mettre plein les fouilles.
L' "EDLP" a été bien évidemment mis en pratique par beaucoup d'autres entreprises de distribution, dont nos Carrefour et Leclerc. Jusqu'à récemment, cà restait une bonne grosse astuce d'épicier un poil retors. Mais avec l'élection de Nicolas Sarkozy à la présidence de la République, cette technique de l'"événement" quotidien pour faire du bruit et attirer l'attention sur un point B pour cacher la misère du point A relève du nec-plus-ultra de l'art de la politique.
Extrait de l'article de Philippe Ridet: "Le jeudi, David Martinon, porte-parole de l'Elysée, officialise l'agenda du chef de l'Etat. Journée noire pour les journalistes accrédités à l'Elysée. Ce jour-là, ils doivent modifier le leur, annuler des rendez-vous avec leurs sources, déplacer des déjeuners, retarder la rédaction de certains articles. Car chaque jour ou presque est l'occasion d'un déplacement". Les pauvres lapins. Le journaliste est lucide: " (...) pour décrypter, analyser, expertiser, il faut du temps. Et quand celui-ci se présente enfin, le président est passé à un autre sujet, et la presse à une autre polémique".
Eh oui, c'est ca le truc, t'as tout compris, Philippe.
Je continue de citer "Le Monde": "C'est du pain bénit, s'enthousiasme sans fard Jean-Claude Dassier, patron de LCI. Il fait vivre la chaîne. Avec lui, ça bouge !" Trop ? "Il crée l'actu en permanence, explique Valérie Lecable, directrice générale d'i-télé. Notre boulot, c'est de donner l'info. On ne va pas s'autocensurer au prétexte qu'il y aurait trop de Sarkozy."
Ben non, Valérie, surtout ne t'autocensure pas, ca serait dommage, ca serait même une atteinte à ta mission sacrée, qui est de porter la flamme de la vérité. Fais donc ton "boulot" et détends toi.
Philippe Ridet, toujours: "Les chaînes généralistes ont maintenant deux journalistes accrédités à l'Elysée, là où un seul suffisait du temps de Jacques Chirac. L'afflux d'images oblige à des choix draconiens. "C'est d'autant plus épineux que Sarko sait rendre les sujets intéressants", admet François Bachy, chef du service politique de TF1".
C'est sûr, quand on est chef du service politique de TF1, entreprise appartenant à Martin Bouygues, ami personnel du Président, entreprise dont le numéro 2 est Laurent Solly, ex-Directeur de campagne dudit Président, pas besoin de se gratter le ciboulot trop longtemps pour "admettre" trouver "intéressant" ce que Sarkozy a décidé de vendre aux médias ce jour-là. Pas étonnant non plus que chez LCI, filiale de TF1, on batte des mains dès que l'Elysée a une nouvelle idée (voir citation plus haut).
"A France 2 aussi, on tente de mettre de l'ordre et du sens dans l'agenda du président. "Nous essayons de ne pas nous enfermer dans le compte rendu quotidien, explique Michaël Darmon, journaliste accrédité à l'Elysée. Ce qu'il faut, c'est dispatcher Sarkozy dans les services afin d'apporter de l'expertise."
France 2 est vachement plus malin que tout le monde: Michaël Darmon "dispatche" et "apporte de l'expertise". Ah bon, nous voilà rassurés: le Service Public, tout de même. Pourtant, d'ou peut donc bien nous venir cette vague impression de "copier-coller"entre le "20h" de France 2 et celui de TF1? Putain c'est dur, le "dispatching". Et puis ca va trop vite: l'"expertise" doit se perdre en route.
Cet article, démarré sur le thème "un-président-hyperactif-qui met-la-pression-sur ses-équipes", après s'être pâmé devant un "(...) président qui bouscule. Qui recadre. qui colle à l'actualité. Qui fait des coups. Les réussit." se conclut sur un point d'interrogation: combien de temps ce cirque durera-t'il?
Je ne regrette pas d'avoir acheté "Le Monde", aujourd'hui. Rien que pour ce papier, cà valait le coup.
Au premier degré, pour comprendre un peu mieux la facon dont s'opère la gigantesque manipulation orchestrée par l'Elysée pour tétaniser / fasciner - à la facon de Kaa, dans "Le livre de la jungle" - ce qu'on appelle l'opinion.
Au second degré, pour me débarrasser des quelques illusions qui pouvaient me rester quant à la fondamentale honnêteté intellectuelle du "Monde". Car enfin, de quoi s'agit-il? Un média écrit démonte, même si le ton n'est pas à l'imprécation, une manipulation médiatique: formidable. A ceci près que les seuls exemples mentionnés nous viennent des médias audiovisuels. Chacun sait que ces derniers n'auraient rien à raconter si la Presse écrite n'existait pas... Mais tout de même: un peu facile de tirer sur les ambulances. Quid du "Figaro", de "Libération"... et du "Monde" dans le traitement le l'info-Sarko? Que l'on sache, les uns et les autres n'ont pas franchement fait preuve "d'autocensure" depuis le 6 mai... Sarko à la une, c'est comme la fille à poil en page trois du "Sun" ou du "Bild Zeitung": apparemment, cà fait vendre.
La vérité, c'est que les journalistes accrédités à l'Elysée, qu'ils soient de la presse écrite ou audiovisuelle, ont à peu près autant les moyens d'avoir un regard critique sur leur sujet que les reporters "embedded" dans les unités américaines lors de l'invasion de l'Irak en 2003. Que n'aurait-on fait pour de bonnes images "live" d'une mitrailleuse M-60 crachant ses valdas dans le désert mésopotamien? Avec Sarko, c'est pareil: au fond de soi, on sent bien qu'on se fait trimballer par l'artiste mais bordel, il faut en être, ne pas en louper une. Alors on suit. On se fait volontiers le larbin d'une pure stratégie de communication, visant à occuper l'intégralité de l'espace médiatique. EDLT: "Every Day Low Thinking", chaque jour, la pensée critique des médias réduite au minimum syndical, mais là n'est pas le plus important, au fond: cet essaim de journalistes qui relate les moindres faits et gestes du Président - dûment planifiés et calibrés pour "coller à l'opinion" - génère un bruit médiatique ininterrompu. Lequel bruit devient un fait en soi: oulala, ce qu'il est actif, Sarko, vous avez vu, encore, aujourd'hui?
Une amie, qui se dit "peu politisée", m'en a récemment sorti une bonne sur Sarkozy: "Y en a peu marre de toutes ces critiques, pour une fois qu'il y en a un qui essaie de faire quelque chose". Cette amie n'est ni naïve ni idiote. Bon, d'accord, elle est un peu à Droite, mais tout de même: la quotidienneté de la présence Sarkozienne finit par faire son effet. Dire et faire savoir c'est désormais faire, dire et faire savoir tous les jours, c'est bien faire. Et c'est bien connu, on ne doit pas critiquer si on ne fait rien soi-même.
Les larbins volontaires font de l'excellent travail, j'en connais un qui doit être ravi.
Salut à tous


1 commentaire:

Anonyme a dit…

le Canard enchaîné et Charlie Hebdo sont actuellement les 2 seuls à rebrousse-poiler. Et en plus on ne se farcit pas de pages de publicités. Tout pour plaire, à part la périodicité.
Continue comme ça, Philippe Val d'Helvétie. A un de ces jours !

Catherine