Deux événements se sont curieusement télescopés dans l'actualité récente: la diffusion d'un nouveau vidéoclip d'Oussama Ben Laden - après trois ans de silence - et la nouvelle selon laquelle Mère Térésa ne croyait pas vraiment en Dieu, au moins durant les cinquante dernières années de sa vie, ce qui fait quand même un peu beaucoup. On m'objectera que ça n'a rien à voir. Pourtant, si on y réfléchit bien, ces deux figures de l'iconographie contemporaine, l'une vivante, l'autre morte, symbolisent deux pôles diamétralement opposés d'un phénomène humain multi-millénaire: la foi. Au nom de cette disposition de l'esprit, l'une soulageait les vivants, l'autre les fait transformer en viande hachée. Bref, pour l'athée que je suis, cette coïncidence présente un intérêt rhétorique: celui de poser bien modestement de nouveau la question de la foi et de son influence sur les affaires du monde.
Mère Térésa, tout le monde connaît l'histoire: cette religieuse Albanaise s'est un beau jour mis en tête de permettre aux plus pauvres d'entre les pauvres - les SDF de Calcutta - de mourir dans la dignité. De son vivant, elle reçut le prix Nobel de la Paix. Depuis sa disparition en 1997, l'Église Catholique a entrepris de la béatifier, et son procès en canonisation est actuellement en cours. Elle devrait donc bientôt se retrouver en sainte (oui je sais, je vous l'ai déjà faite celle-là, désolé j'ai pas pu m'empêcher) si tout se passe comme prévu.
Mère Térésa, depuis de nombreuses années, c'est une sorte de cuirassier de la foi telle que l'entendent les autorités du Vatican: un exemple imparable balancé aux mécréants et bouffeurs de curés de toute sorte. Si quelqu'un s'avise d'évoquer le passé noir de l'Église (les tortures bénies par l'Inquisition au nom de l'extirpation de l'hérésie, les massacres sanctifiés durant les croisades, j'en passe et des meilleures) et s'interroge sur les bienfaits de la croyance en Jésus-Christ, aussitôt on peut répondre: "Oui, mais la voie du Christ, c'est aussi Mère Térésa". Si on fait remarquer qu'au nom de cette doctrine un curé polonais peut, en plein vingt-et-unième siècle, diffuser quotidiennement des messages antisémites à la radio sans être inquiété par sa hiérarchie, on vous rétorque: "Bon, d'accord, mais il y a eu Mère Térésa". La Saint-Barthélémy, Pie XII fermant sa gueule face aux crimes du nazisme, les dizaines de milliers de jeunes Irlandaises "de mauvaise réputation" enfermées à vie dans les blanchisseries des "Magdalene Sisters" jusqu'au milieu des années 80, le refus du préservatif dans la lutte contre le SIDA, les curés pédophiles couverts par leurs évêques? Certes, certes, mais voyez-vous, nous dit-on, il y a eu Mère Térésa. Mère Térésa, c'est la preuve que la foi apostolique, catholique et romaine peut soulever des montagnes pour faire disparaître un peu de souffrance dans ce pauvre monde. Bien sûr il y a eu les objections des hindouistes qui ont fait remarquer que la dame en question convertissait les mourants à tour de bras, profitant de leur état de faiblesse. Tout cela fut balayé sur le thème: "S'ils ne voulaient pas qu'ils soient convertis, ils n'avaient qu'à s'en occuper". Et puis on ne peut pas empêcher un commercial de faire du chiffre. Enfin, au regard des bienfaits prodigués, tout celà ne mangeait pas de pain, même eucharistique.
Mère Térésa, donc, ou la foi catholique en action pour le bien de l'humanité.
Et puis crac, la mouche dans le lait.
Voilà-t-y pas qu'on apprend, au travers de la publication de sa correspondance (publication menée par le Père Brian Kolodiejchuk, missionnaire de la congrégation fondée par religieuse albanaise, dans le cadre de son procès en canonisation) que Mère Térésa, durant cinquante ans, eut beau prier, se recueillir tant qu'elle pouvait, elle n'arrivait pas à "sentir" la présence du Christ. Le néant, zéro, ballepeau, que dalle, wallou. Evidemment, toute sa vie elle donna le change, mais au fond d'elle-même elle était torturée par ce "vide".
Ah ben merde, alors. Mais alors, tous ces bienfaits prodigués aux miséreux de Calcutta n'étaient donc guidés que par un altruisme hors du commun? Pas de super-"Maglite" greffée au fond de l'âme, pas de crucifié barbu l'entraînant vers la bonté, la générosité? Le procès en canonisation devrait donc s'arrêter de lui-même, et Mère Térésa rejoindre le panthéon laïque des bienfaiteurs athées de l'humanité...
Ce serait mal connaître la capacité de rétablissement intellectuel des curés. Le Père Brian Kolodiejchuk lui même explique que cette "absence" est la preuve même du don divin qui lui fut donné pour faire le bien (évoqué par "Time magazine" du 03/09/07). Et de citer de grands saints comme le mystique Saint-Paul-de-la-Croix qui, au XVIIIème siècle, "douta" durant quarante-cinq ans. Ben voyons. Ce genre de tour de passe-passe ("Elle n'arrivait pas à avoir la foi, c'est bien la preuve que la foi a guidé ses bienfaits") rappelle les contorsions des communistes, qui naguère affirmaient que le phénomène stalinien et ses millions de morts était la preuve du caractère profondément humaniste de leur doctrine, puisque Staline avait "dévié" du Léninisme.
Oussama Ben Laden, lui, jusqu'à preuve du contraire, croit en Dieu. Au nom de sa foi, le célèbre saoudien prône l'assassinat de ses prochains pourvu qu'ils soient euro-occidentaux - chrétiens ou juifs - ou arabo-musulmans "apostats". Jusqu'à aujourd'hui, cette foi lui a permis de frapper au coeur la première puissance économique et militaire mondiale sans être inquiété en quoi que ce soit (quelques petits déménagements de ci-de là, tout au plus). Mieux, ladite puissance, dirigée par un président très pieux, lui aussi, s'est embourbée dans une "croisade anti-terroriste" dont l'effet, jusqu'alors, n'aura été que de multiplier le nombre de partisans de Ben Laden de par le monde (sur ce fiasco, lire l'excellent "Dommages collatéraux", par Seymour Hersh, éditions Folio). Le salafisme de Ben Laden n'a pas grand-chose à voir avec la foi que pratiquent la majorité des musulmans et Bush n'est qu'un de ces imbéciles d'évangélistes, m'objectera-t'on à juste titre, mais la question n'est pas là: il se trouve que le meurtrier mégalo et le crétin qui lui court après "sentent" la présence de Dieu à leurs côtés sans aucun problème. Et sèment la mort et la désolation sur la planète.
Mère Térésa, quant à elle, constatant la misère des bas-fonds de Calcutta, a dû se faire la même réflexion que Woody Allen: "Si Dieu existe, il a intérêt à avoir une bonne excuse". Et faire avec, ou plutôt, sans.
Tout ça pour en arriver aux remarques suivantes: la foi d'un individu, quelle qu'en soit la forme, est au mieux le résultat d'une démarche de réflexion, au pire l'empreinte d'une tradition et/ou de contraintes familiales. Ce "pari" ne suscite a priori chez moi ni mépris, ni respect particuliers. C'est un phénomène bien humain, et voilà tout. Mais j'entends que les curés, rabbins, et imams de toute sorte nous lâchent un peu la grappe lorsqu'ils en font la condition nécessaire et suffisante de l'humanisme, du don de soi et de la générosité.
Ciao belli.
3 commentaires:
J'aimerais reagir a la revelation recente que Mere Teresa ne croyait plus en Dieu.
Je pense pour ma part qu'elle a ete en fait mal comprise. Vivant
depuis 1929 en Inde, il etait apres tout normal qu'elle rejoigne peu a peu une dimension fondamentale de la mystique hindouiste, qui fait de
==l'absence== l'un des principaux attributs de Dieu.
J'ai ete mis sur cette piste par Jean-Luc Chambard, le grand
ethnologue qui a consacre sa vie a l'etude d'un modeste village
indien. Dans ce village, sa principale source d'informations a ete longtemps une artisane, fabriquante de bracelets, Dhaniya la laquiere, illettree, mais qu'il considerait comme son Gourou, tellement etait profonde sa connaissance des grandes traditions hindouistes, notamment
transmises au travers des chansons de femmes.
"Sa caracteristique etonnante" ecrit-il, "etait l'espece d'atheisme qui semblait decouler de ses remarques desabusees sur l'absence de dieu, aussi bien dans les chansons ordinaires de son repertoire que dans les Chansons des douze mois", etc.
Et il poursuit ainsi : "le theme de l'absence de dieu m'a conduit a
rien moins qu'a Kierkegaard... l'idee centrale de celui-ci est que ce qui interesse les gens en Dieu, ce n'est pas qu'il existe ou non -un debat sur lequel on s'est enferre- mais son absence, qui est un phenomene ==vecu== en fonction duquel se sont determines les grands mystiques, comme Sainte Therese d'Avila. C'est la souffrance causee par l'absence du dieu qui devient l'essentiel de la foi pour ces croyants car on ne saurait les qualifier d'incroyants."
Voila donc devoile le mystere de l'incroyance de Mere Teresa.
A partir de la, deux pistes, si l'un de vous souhaite que je
poursuive.
D'abord du cote de Jean-Luc Chambard lui-meme, dans son article ==un curieux dialogue d'amour entre un ethnologue et une villageoise en Inde centrale==, dont j'extrais la citation suivante de Dhaniya la
laquiere : "Nous les femmes, nous protegeons aussi Dieu. Parce que
Dieu ne se soucie pas du sentiment de douleur d'etre separees
qu'eprouvent les femmes, et c'est pour cela que nous aimons Dieu, pour qu'il n'ait pas de souci, ni de honte, de ce sentiment de separation qu'il nous fait eprouver par son absence. C'est ce que l'on n'a pas qu'on desire le plus avoir! tu le vois bien, c'est notre sentiment de separation qui nous rend heureuses!"
Comme quoi l'on n'a pas besoin de savoir lire et ecrire pour penser
comme un grand philosophe. Dhaniya la laquiere rejoint ici Mere Teresa
qui ecrit dans les lettres recemment publiees :"j'ai juste ==la joie de ne rien avoir==, pas meme la presence de Dieu dans l'eucharistie."
L'autre piste est celle d'Abou Yakoub Sejestani, philosophe persan du Xeme siecle qui, dans ==Le devoilement des choses cachees==, traduit
par Henri Corbin (ed.Verdier, 1988), explique comment Dieu, tout a la fois, ==est== et ==n'est pas==. Nous pourrons y revenir si vous le voulez.
Finirons-nous par arriver au Necronomicon, ecrit en 730 par l'Arabe dement Abdul al-Hazred, exhume au XXeme siecle par l'auteur
fantastique H.P.Lovecraft? non, la je deconne...
Et a propos, ==je ne crois pas en Dieu==. Ou plutot, la question n'a
pour moi pas de sens. Si Dieu existait, il n'aurait d'ailleurs pas besoin que l'on croie en lui, a la rigueur aurait-il besoin qu'on
l'aime. C'est ce qu'a essaye de faire a sa facon Mere Teresa.
Je me sens bien incapable de me lancer dans une discussion de ce niveau... Je me contenterai donc de constater que quels qu'en soient les fondements, la facon qu'a eu Mère Térésa d'"appréhender" Dieu s'éloigne foutrement de la ligne officielle de l'Eglise. Et qu'à tout le moins ca ne manque pas de sel, pour une personne en passe de devenir une icône et un modèle de ladite Eglise.
Merci quoiqu'il en soit pour cet éclairage érudit!
Ciao bello,
Je crois que je ne vais plus te lâcher la grappe : je flashe sur ton style. J'ai particulièrement apprécié, entre autres, mère Térésa en "cuirassier de la foi". Superbe !
A bientôt
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