En 1980, les Etats-Unis et une cinquantaine d'autres nations boycottèrent les jeux olympiques de Moscou, afin de protester contre l'invasion de l'Afghanistan par l'Armée Rouge un an plus tôt. Quand on joue au con, on peut être deux: quatre ans plus tard, l'URSS et ses satellites boycottaient les Jeux de Los Angeles, nananè-re.
Si mes souvenirs sont exacts, l'un des résultats les plus tangibles du boycott de 1980 fut le nombre inespéré de médailles remportées par les athlètes français, en l'absence des Américains. Pour ce qui est de l'Afghanistan, il fallut aux "combattants de la liberté" qu'étaient alors les musulmans barbus neuf années de combat et un millier de missiles "Stinger" pour voir déguerpir un envahisseur athée et, il faut bien le dire, assez peu respectueux du droit des peuples et de l'homme.
Pas loin de trente ans plus tard, l'idée d'un boycott des Jeux, ou tout au moins de leur cérémonie d'ouverture, est de nouveau dans l'air, notamment en France, tandis que le parcours de la flamme olympique a été sérieusement perturbé lors de son passage à Londres, à Paris, à San Francisco et à New Delhi.
Il y a que l'hôte des jeux olympiques d'été, cette année, c'est la Chine. Et Jeux ou pas, les gouvernants chinois, comme naguère les Soviétiques, les droits des peuples et de l'homme, ils s'en torchent (désolé, celle-là j'ai pas pu m'empêcher). En témoignent la récente répression du mouvement tibétain et les arrestations d'opposants divers et variés, crispation autoritaire qui, comme le faisait récemment remarquer "Libération", ne se manifeste pas malgré les Jeux mais à cause des Jeux: on coupe tout ce qui dépasse, afin de garantir l'"harmonie sociale" durant l'événement.
Parallèlement à l'activisme plutôt efficace d'un Robert Ménard (Reporters Sans Frontières), et au-delà du chahut parisien lors du passage de la torche sino-tractée, s'est développée une de ces gesticulations risibles dont la France a le secret.
Les athlètes français, représentés par David Douillet, avaient décidé que non, vraiment, face à de telles violations des Droits de l'Homme, les sportifs de la Patrie desdits Droits ne pouvaient rester sans rien faire. On allait voir ce qu'on allait voir. Un boycott? Euh, non. Un défilé avec le drapeau tibétain lors de la cérémonie d'ouverture, alors? Non plus, chacun son drapeau. Non, l'idée, c'était que les athlètes portent un badge, un gros pin's avec un message pour marquer le coup. "Vive le Tibet libre"? Ah non, c'eût été de l'ingérence. "Libérez Hu Jia", alors? Non plus: pourquoi lui plutôt qu'un autre (mis à part le fait que son nom prend moins de place que "Sa Sainteté le Dalaï-Lama" sur un badge)? Non, le message çà devait être: "Pour un monde meilleur". Ah ouais, bien vu: pour le coup, les gouvernants chinois auraient drôlement frémi dans leurs uniformes, fouyouyou. D'abord parce qu'on sait bien qu'au fond d'eux-mêmes ils veulent un monde plus mauvais. Ensuite parce qu'ils auraient senti l'allusion à Hu Jia et aux autres, ils sont malins, ils savent lire entre les lignes, les dirigeants chinois. Enfin parce qu'ils se seraient étranglés de colère devant l'audace subversive d'un petit pays de même pas cent millions d'habitants. "Pour un monde meilleur" - on aurait pu dire aussi "Pour des tartines sans trous dans le pain" ou "Pour des programmes Microsoft sans bug" - c'était une sacrée prise de position, digne d'un peuple épris de liberté... Las: le C.I.O. vient de faire savoir qu'une telle initiative allait à l'encontre de l'"esprit olympique". Consternation de David Douillet, désarroi des athlètes français, qui désormais proposent que leurs homologues de tous les pays portent ce badge. Aux dernières nouvelles, on en est là: une initiative qui, pour quiconque ayant un Q.I. supérieur à 12, relève du ridicule le plus total, devient, par la grâce du C.I.O., un acte politique, un sujet de débat.
Passons sur le mystère grotesque qui entoure les conditions sous lesquelles Nicolas Sarkozy assisterait ou n'assisterait pas à la cérémonie d'ouverture... Toujours est-il qu'on apprend aujourd'hui qu'un boycott des entreprises françaises est en train de se mettre en place en Chine, notamment de Carrefour. Et pan, çà nous apprendra à jouer à la-Patrie-des-Droits-de-l'Homme. Comme le disait Churchill après les accords de Munich: "Ils ont accepté le déshonneur pour avoir la paix. Ils auront le déshonneur et la guerre".
Lorsque les Soviétiques dédidèrent en 1984 de boycotter Los Angeles, les Américains rigolèrent doucement: "Même pas mal, d'abord, restez chez vous, les cocos, çà nous fera des vacances". Mais que les dirigeants chinois décident, las d'être insultés, de ne plus jouer le jeu de la mondialisation heureuse et se servent du cas français pour "faire un exemple", là on ne rigole plus. Et cette riposte chinoise nous amène au coeur du problème: la nature et les modalités de l'intégration de la Chine dans le capitalisme mondialisé.
C'est évident, même David Douillet s'en est aperçu, la Chine est tout sauf un pays de liberté: des médias aux ordres, des opposants - même "légalistes" comme Hu Jia - en prison, torturés ou tabassés, l'Internet sous contrôle strict, les désirs d'autonomie régionale étouffés dans le sang, etc... Mais ce qui est également évident, c'est que la Chine est devenue un acteur majeur de l'économie mondiale: l' "usine du monde", un marché quasi-solvable de 450 millions de consommateurs, le principal créancier, via des "fonds souverains", du Trésor américain.
Au sein des pays démocratiques tout celà est vécu comme une dualité, un peu comme "la Force" dans la saga de George Lucas: il y a le côté lumineux - l'intégration dans l'économie mondiale - et le côté obscur - un régime liberticide. Et tandis qu'on exalte le premier, vu comme un signe de progrès, on déplore la persistance du second, symptôme d'une "arriération".
Là où çà devient intéressant c'est que dans la pensée dominante, singulièrement en France, on prédit "qu'à terme", le développement de l'économie en Chine amènera "inéluctablement" l'assouplissement du régime, voire la démocratie. Et du coup, cruel dilemme: on ne pourrait pas "tout passer à la Chine" en matière de respect des droits de l'homme, mais en même temps stigmatiser la situation ce serait "isoler" les Chinois du reste du monde, donc retarder l'éclosion des libertés démocratiques.
Il est envisageable qu'un jour on puisse effectivement écrire et parler librement en Chine, voire qu'on y organise des élections, tout est possible. Mais le raisonnement qui préconise le maintien d'une "porte ouverte" au nom d'un futur Pékin démocratique me paraît à la fois hypocrite et contradictoire.
- Hypocrite parce que derrière la volonté de "rester en contact", on voit venir, avec ses gros sabots pleins de paille, l'appétit de profits des uns et des autres. Et ce bien davantage qu'une volonté de diffusion, par capillarité, des vertus de la démocratie. Pour ne prendre que cet exemple, l'entreprise Yahoo! a volontiers accepté de participer à la censure de l'Internet en Chine pourvu qu'elle puisse y faire du business. Alors le coup de "la main tendue", à d'autres
- Contradictoire parce qu'il conviendrait, à l'inverse, d'aborder l'intégration de la Chine dans la mondialisation en posant la question suivante: ce pays aurait-il connu une croissance économique aussi fulgurante et une intégration aussi efficace s'il n'avait pas, justement, limité les libertés à une seule, celle d'entreprendre?
Certes, la liberté d'opinion n'existe pas en Chine, et c'est déplorable... Mais la liberté syndicale non plus. Pas davantage qu'une quelconque régulation des relations employeurs/employés, même jurisprudentielle et contractuelle, à l'anglo-saxonne. Et çà, tout le monde s'en contrefout, dans nos pays démocratiques tellement attachés aux libertés. A la limite, on peut même raisonnablement supposer que certains s'en réjouissent discrètement: l'exploitation des "masses" chinoises à des salaires misérables, c'est la garantie de profits substantiels pour les uns... et de l'accès à des biens de consommation moins chers pour les autres. En tout cas tous les experts du MEDEF vous le diront: la liberté syndicale et la régulation du salariat, c'est pas très bon pour la croissance et la compétitivité.
Si un jour des libertés politiques devaient émerger en Chine, nulle doute qu'elles entraîneraient (comme en Espagne après le Franquisme) ou suivraient (comme en Pologne avec Solidarnosc) l'éclosion de libertés sociales. Applaudir les premières et déplorer les secondes serait non seulement immoral, mais incohérent.
Dès lors, la critique du régime chinois - légitime et salutaire, au demeurant - devrait logiquement s'accompagner d'une critique de la condition et de la finalité de son existence: le "laisser-faire" économique. Mais c'est sans doute trop demander à nos têtes pensantes.
Alors, boycott des Jeux? Chiche!... Mais à condition de boycotter le "made in China" et les profits qui vont avec. Plus dur, là, déjà. Voire impossible.
En attendant, tu peux toujours défiler pour Hu Jia et les Tibétains, camarade. Mais n'oublie pas le sort des ouvriers victimes de l'hyper-capitalisme, pilier du dernier régime communiste en état de marche.
Allez, salut.
2 commentaires:
Pour paraphraser mai 68 ‘Nous sommes tous des ouvriers chinois’. Potentiellement, parce que la condition du salarié dans le monde ne va pas s’améliorant, et parce que les terribles conditions de travail de ces gens nous atteignent, d’une manière ou d’une autre…
L’affaire ‘Carrefour’, est d’ailleurs révélatrice (inquiétante ?). Les manifestations devant les magasins Carrefour, l’appel au boycott de l’enseigne par les internautes chinois, puis la réaction du gouvernement chinois, qui déclare "Certaines entreprises, dont Carrefour, ont affirmé qu'elles étaient contre l'indépendance du Tibet". Alors que le président du directoire de Carrefour a juste démenti les rumeurs selon lesquelles son groupe soutenait le dalaï-lama, répétant que l’entreprise entend ne "jamais s'impliquer dans les affaires politiques ou religieuses des pays où il est implanté" et "la situation au Tibet est complexe (...) je ne me permettrais pas de porter de jugement". De là à dire que toute cette affaire serait manigancée par le gouvernement chinois, qui utiliserait une entreprise-phare de la France pour faire pression sur Paris, il n’y a qu’un pas, que je me garderai bien de franchir! Mais quand même…
Il ne reste plus qu'à boycotter les retransmissions tv. Mieux : Bilalian (patron des sports du service public) a juré de ne rien retransmettre si même un léger différé était demandé par les chinois, pour pouvoir couper les images indésirables de protestation "droits de l'hommiste" comme dirait nicolas. Je sais pas pourquoi, j'y crois moyen...
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