Neuf-cent-quarante, treize: c'est, respectivement, le nombre de morts Palestiniens et Israéliens depuis le début de l'opération "Plomb durci", à l'heure où j'écris. On parle de "guerre asymétrique". Neuf-cent-quarante, treize, donc. Encore n'en est-on qu'au début de la "troisième phase de l'offensive", celle qui voit les fantassins de Tsahal se lancer dans le combat de rue à Gaza-city, dans les camps de réfugiés de Khan Younès et d'ailleurs: on n'a donc probablement pas encore vu le plus beau.
Autres chiffres: six cents, quatre-vingt-dix pour cent, quatre-vingt pour cent. C'est d'une part le nombre de roquettes tirées par le Hamas sur le sud d'Israël depuis le début de l'opération, d'autre part la proportion d'Israéliens juifs qui, d'après les sondages, approuvent ladite opération, enfin la proportion de civils parmi les victimes palestiniennes (d'après l'Autorité Palestinienne à Ramallah).
Alors on s'interroge, forcément.
Premièrement: abstraction faite, même si c'est difficile, de l'incroyable violence qui s'abat sur une population déjà très éprouvée, on peut se demander ce qui sous-tend cet affrontement. Pour ce qui concerne Israël on entend, dans les médias, s'exprimer des "buts de guerre": faire cesser les tirs de roquettes, réduire significativement la capacité militaire du Hamas, empêcher son approvisionnement en armes. Tout cela pour garantir la sécurité des citoyens Israéliens à portée de tir du Hamas. Soit. Pour ce qui est du Hamas, on n'entend pas grand-chose à vrai dire, mais on peut raisonnablement supposer que ces tirs de roquettes, de mortier déclenchés à l'aveugle et visant délibérément des civils ont pour objectif de "maintenir la pression", de signifier que malgré le mur, les missiles téléguidés, les drones, le blocus, les assassinats ciblés et tutti quanti, le Hamas est en mesure de frapper presque où et quand il veut. Là encore, on note l'asymétrie des enjeux au premier abord: cogner très fort pour se défendre d'une part, donner des pichenettes pour montrer qu'on bouge encore, d'autre part.
Deuxièmement: y aurait-il quatre-vingt dix pour cent de salauds parmi les juifs d'Israël? Difficile à croire, à moins d'être antisémite. On peut cependant tourner les choses dans tous les sens, ce chiffre est une réalité incontournable, il faut faire avec. Avec le fait qu'une très large majorité de cette société diverse, fragmentée, au sein de laquelle s'affrontent - entre autres - laïcs et religieux, émigrants russes et Israéliens de souche, socio-démocrates et libéraux, riches et pauvres, partisans de la paix et colons jusqu'au-boutistes... se retrouve soudain unanime sur un point: avoir pour voisins des gens qui semblent passer leur temps à vous canarder avec tout ce qu'ils ont sous la main est tout simplement inacceptable, même si leurs projectiles n'atteignent que l'extrémité de votre jardin.
Troisièmement: d'où le Hamas peut-il bien tirer cette énergie, même si elle est suicidaire? Comment se fait-il que l'armée israélienne soit "obligée" de tuer quatre civils pour éliminer un combattant? Même en admettant que le Hamas expose, çà et là, délibérément la vie de femmes, d'enfants, de vieillards à des fins machiavéliques de propagande, même en supposant une criminelle désinvolture de la part des militaires israéliens, on ne peut s'empêcher de penser qu'il y a, derrière cette imbrication civils/combattants, une autre réalité là encore incontournable: le Hamas n'est pas un greffon artificiel, il fait corps à Gaza avec une société elle aussi diverse, traversée de conflits internes parfois profonds mais en parfait accord sur un point: avoir pour voisins des gens qui ont accaparé la plus grande partie de votre ancien jardin, vous empêchent d'y retourner et qui selon toute apparence s'arrangent pour que vous creviez de faim, de soif, de maladie dans le pauvre bout de terrain qui vous reste, ça aussi c'est tout simplement inacceptable.
La guerre, donc. Mais hormis les spectaculaires différences observées sur les pertes en vies humaines, est-elle si "asymétrique" que ça, au fond?
Il y a bien sûr l'évidente disproportion des moyens, de la puissance de feu des uns et des autres. Mais les adjectifs, lorsqu'ils sont accolés au mot "guerre", sont rarement innocents. Derrière l'"asymétrie" on entend l'affrontement d'une armée bien visible, fortement équipée et de groupes de combattants difficiles à discerner, proportionnellement démunis en armes. Mais on entend aussi un affrontement entre des gens qui veulent se battre "à la loyale", en pleine lumière, et d'autres qui préfèrent l'ombre et le "coup de main". Last but not least et notamment dans le cas qui nous occupe, on entend une guerre dont seul le "petit" a l'initiative, une guerre que le "grand" fait malgré lui, à son corps défendant. C'est cette dernière signification de l'"asymétrie" qu'il convient de questionner, comme on dit, lorsqu'on évoque le scénario sanglant de "Plomb durci".
Qu'il y ait une "pulsion de mort" dans les initiatives du Hamas - pousser délibérément Israël à mener des actions inhumaines, et ce quel qu'en soit le coût en vies civiles, dans le but de détériorer l'image de l'état hébreu - c'est indéniable. Mais s'arrêter là serait faire preuve de naïveté, pour ne pas dire de mauvaise foi.
Car ce consensus au sein de la société israélienne - "fait chier, ces roquettes, à la fin" - les dirigeants israéliens de droite, de gauche, du centre, bien évidemment en sont conscients (les élections sont dans quelques semaines), mais de surcroît tout se passe comme s'ils faisaient tout pour l'entretenir: gérer ce qui est, c'est souvent plus facile que d'imaginer ce qui pourrait être. En outre, nonobstant les roquettes, justement, le statu quo à date est infiniment plus confortable pour les Israéliens que pour les Palestiniens. En apparence, tout au moins, car cette "mise sous pression" permanente a des effets anxiogènes dont la persistance d'un vote extrémiste est un symptôme. Cependant il est finalement plus facile de s'attaquer aux effets - les tirs de roquettes - qu'aux causes - une injustice sur la terre, l'eau, le droit d'aller et venir. Allez, une petite guerre, juste pour la route. Va donc pour "Plomb durci", même si dans trois, cinq, dix ans les fils, les frères ou les cousins des nombreux morts Palestiniens de cette aventure n'auront vraisemblablement que l'idée de vengeance en tête.
Balancer des roquettes sur Sderot au petit bonheur la chance ou bombarder Gaza à coups de missiles bourrés de technologie: dans l'un et l'autre cas, se rassurer sur le fait que rien ne changera vraiment. Dans l'un et l'autre cas, se retrouver dans la peau de ce malfrat, dans le film "Les tontons flingueurs", venant de mitrailler d'autres truands qui ne lui ont rien fait: "Je dis pas que c'est pas injuste, je dis que ça soulage".
Si le seul outil que vous avez est un marteau, chaque problème vous apparait comme un clou, dit le proverbe. Le Hamas a un petit marteau, Israël en a un gros, là est l'"asymétrie". Pour le reste, on chercherait en vain, dans cette affaire, la preuve qu'un état démocratique reconnu raisonne nécessairement de façon plus rationnelle et à plus long terme qu'une formation politique aux contours flous et aux pratiques totalitaires.
Sur ce, à bientôt.
8 commentaires:
Hoy,
Ton article est une analyse intéressante mais j'aurais souhaité entendre tes pistes de réflexion pour sortir de ce conflit.
Pour ma part, il y a deux facteurs pour permettre de résoudre l'équation Israelo-Arabe:
1- Que toutes les parties en présence est un intérêt supérieur à ce que le conflit permanent s'arrête par rapport à la situation actuelle (cela va au-delà de la guerre actuelle). Les parties étant: Israel, les Palestiniens, Iran, Egypte, Syrie, USA et Arabie Saoudite et l'Europe d'une certaine manière sous l'égide de l'ONU. Si la Chine peut donner un coup de main s'est encore mieux.
2- Allouer à l'Etat Palestinien un vrai territoire uniforme et non un puzzle qui ne fait aucun sens.
Je pense que toutes les stratégies géo-politiques peuvent complexifier le problème dans tous les sens, la solution réside dans ces deux points.
Je suis bien évidemment disposé à en discuter :-)
A Tchao
Difficile d'écrire sans heurter la sensibilité de tous tes lecteurs. Bien Joué.
Quelques remarques :
Le Hamas a bénéficié du vote des palestiniens mais c'est un vote contre le Fatah plutôt que pour le Hamas. Beaucoup regrette amèrement ce vote et Abbas n'a pas pu organiser de nouvelles élections car le Hamas ne veut pas.
Localement le Hamas ne se prive pas d'emprisonner / éliminer toute contestation et de piller toutes les aides extérieurs (qui passe d'ailleurs par Israel). Il ya un terrible blocus alimentaire et sanitaire mais étonnamment pas de blocus pour faire entrer des milliers d'armes.
Cette guerre pourrait (enfin) débouché sur un accord Israelo-palestinien car contrairement au passé, ni l'Egypte, ni le Fatah n'ont envie d'avoir les Iraniens dans les pattes (ils voient comment le Liban est devenu grâce au Hezbollah sponsorisé par l'Iran)
D'accord sur les deux points, mais ils constituent des perspectives d'approche du probleme tout autant que des solutions. Et l'un et l'autre sont inextricablement lies:
1. Il n'est pas sur que TOUTES les parties prenantes aient interet a sortir de la situation actuelle (il n'est que de songer aux colons ultra de Hebron ou Jerusalem-Est, tout autant qu'aux cadres extremistes du Hamas ou d'autres formations qui ne vivent et ne pensent que par le "jihad" a la sauce Ben Laden). Quant a la "communaute internationale", en termes d'influence un seul acteur et determinant: les USA. La-dessus, a tout le moins, point d'interrogation sur le jeu que jouera l'administration Obama. La declaration d'Hillary Clinton, future Secretaire d'Etat, selon laquelle "on-ne-discute-pas-avec-le-Hamas-tant-qu'il-lance-des-roquettes" est peut-etre une posture, mais elle n'augure pas d'un bouleversement radical de la diplomatie US
2. Le cote "peau de leopard" du territoire alloue aux Palestiniens en Cisjordanie est le resultat d'une politique de fait accompli menee depuis des annees par les colons et leurs partisans en Israel. Sachant que, compte tenu du mode de scrutin proportionnel, ces derniers disposent systematiquement de la cle des decisions politiques les concernant dans ce pays, a moins d'un coup de poing sur la table donne par l'Oncle Sam, rien ne devrait bouger a court ou moyen-terme de ce cote-la: on en revient a la deuxieme partie du point 1.
Moi aussi, je suis dispose a en discuter...
Post-scriptum: par ailleurs, sur un sujet pareil, je serais bien pretentieux de vouloir proposer des "pistes" pour sortir de cette tragedie
A Noam:
Malheureusement, je ne suis pas bien sur que le Hamas n'ait pas accru son influence - y compris en Cisjordanie - a l'occasion de cette guerre. Si on prend l'exemple du Liban, l'influence du Hezbollah va bien au-dela des seuls chiites, car ils peuvent etre parfois percus comme une "force de resistance nationale". Si des elections ont lieu demain dans les territoires, j'ai bien peur que le Hamas en sorte de nouveau victorieux, meme s'il s'agira une fois encore, je te l'accorde, d'un vote "contre" (la corruption, la "compromission" etc.. du Fatah). Quant a l'Egypte, il va falloir qu'elle joue serre, car elle joue sur plein de tableaux a la fois: "rembourser" diplomatiquement l'aide US, etre une puissance regionale, tout cela sans donner des arguments aux opposants islamistes de Moubarak.
Bien joué en effet pour avoir traité ce sujet délicat sans trop heurter de sensibilités - dont la mienne, notamment...Bien vu aussi le recours à l'humour et la comparaison avec les tontons flingueurs...
Quant aux solutions, c'est exact qu'il est difficile de donner des leçons en la matière, surtout quand on n'est ni Israëlien, ni Palestinien, ni à la rigueur, Barack Obama (ou Hillary Clinton). Je renverrais simplement au très émouvant texte de Daniel Barenboïm paru dans le dernier numéro du Débat, où le chef d'orchestre (Israëlo-Argentin) appelle à la paix - qui lui paraît être le seul moyen d'éviter l'extinction pour les deux peuples; où il dit sa difficulté d'assumer sa nationalité israëlienne et estime que l'idéal socialiste de Ben Gourion, base de la construction du pays, a été trahi à partir de 1973.
Bien joué en effet pour avoir traité ce sujet délicat sans trop heurter de sensibilités - dont la mienne, notamment...Bien vu aussi le recours à l'humour et la comparaison avec les tontons flingueurs...
Quant aux solutions, c'est exact qu'il est difficile de donner des leçons en la matière, surtout quand on n'est ni Israëlien, ni Palestinien, ni à la rigueur, Barack Obama (ou Hillary Clinton). Je renverrais simplement au très émouvant texte de Daniel Barenboïm paru dans le dernier numéro du Débat, où le chef d'orchestre (Israëlo-Argentin) appelle à la paix - qui lui paraît être le seul moyen d'éviter l'extinction pour les deux peuples; où il dit sa difficulté d'assumer sa nationalité israëlienne et estime que l'idéal socialiste de Ben Gourion, base de la construction du pays, a été trahi à partir de 1973.
Réflexion faite, je suis pas sûre que qui que ce soit, à part les Israëliens et les Palestiniens, puisse donner des leçons au sujet de ce conflit. Tu vas me dire 'ah mais ça fait des années que ça dure, ils sont incapables de s'en sortir eux-mêmes'...mais c'est peut-être parce que tout le monde s'en mêle que c'est la mierda, aussi - chacun y allant de son petit intérêt géopolitique dans la zone - les US, la Russie, les autres pays arabes...Pourquoi les Etats-Unis devraient-ils être l'arbitre de tous les conflits mondiaux. Tout ça parce que je viens de finir le discours d'investiture d'Obama, et que ça pue la volonté de restaurer les US en tant que leader mondial, sauf le respect que je lui dois...Enfin, ceci est une longue histoire, dont je vous parlerai un autre jour.
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