lundi 13 décembre 2010

Wikileaks: libertaire?

Du bruit dans le landernau, agitation de part et d'autre de l'Atlantique et au-delà de l'Oural. Pensez-donc: par la grâce de Julian Assange et de son site Wikilleaks sont désormais étalées au grand jour les "intimes convictions" des diplomates américains de par le monde. Forcément, on observe comme un léger décalage entre leur "ressenti", qu'ils croient partager en toute confidentialité avec le Département d'Etat, et le discours public/officiel de la diplomatie américaine. Ah ah ah, on en rit encore.

Par suite, nous voilà sommés de prendre parti "pour ou contre Wikileaks", la preuve: l'institut IFOP en a fait un sondage pour Dimanche Ouest-France, c'est dire s'il s'agit d'un enjeu. Que dit-il, ce sondage? En gros, plus les Français sont jeunes et de gauche (ou alors FN), plus ils approuvent la diffusion de documents confidentiels par le facétieux Julian Assange. Net net, il se dégage une majorité (54%) de "pour": «Wikileaks semble devenir pour une majorité de Français un porte-étendard de la liberté d’information (…) Le droit à l’information semble aujourd’hui l’emporter d’une courte tête sur les tenants d’une vision plus traditionnelle du nécessaire secret d’Etat», nous explique doctement l'IFOP.
Je ne suis plus très jeune, mais je me considère comme étant de gauche et j'ai beau me forcer, penser très fort au dit sondage qui m'apprend que 7 sympathisants de l'UMP sur 10 désapprouvent l'initiative de Wikileaks, rien à faire, je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de louable ni de réjouissant dans cette entreprise. De fait, je suis convaincu que le l'idée même d'un site comme Wikileaks - la publication d'à peu près n'importe quoi du moment qu'il s'agit de documents classés "confidentiel" - relève du degré zéro de la pensée politique, voire de la pensée tout court.

Sur le fond, d'abord: qu'a bien pu "révéler" l'ami Julian Assange? Au fil des éléments repris ici et là, on apprend, par exemple, que Nicolas Sarkozy est tellement américanolâtre que même l'ambassadeur américain s'en est aperçu - relevant tout de même que le Président français est un peu agité. Autres "scoops": Silvio Berlusconi serait un libidineux incapable et un fanfaron, les plus hautes autorités saoudiennes seraient bien davantage préoccupées par la menace iranienne que par le sort réservé aux Palestiniens, et  le gouvernement russe serait corrompu. La teneur de ces câbles confidentiels prouve une chose: au-delà des échanges de vues avec leurs interlocuteurs indigènes, les personnels des ambassades américaines lisent ou se font lire la presse locale et ne manquent pas de consulter régulièrement les enquêtes fouillées du Washington Post ou du New York Times. Finalement, un câble diplomatique, il semble que ça consiste à dire tout bas à un ministre ce que la presse dit tout haut à qui prend la peine de la lire.
Sur la forme, ensuite: en quoi consiste une "vague d'information Wikileaks"? En la divulgation simultanée d'une montagne de paperasse. En l'occurrence, pour la dernière en date, 250 000 câbles diplomatiques, rien que ça. 250 000, c'est beaucoup, ah, la magie de la numérisation et d'Internet. Ce chiffre est sensé nous en imposer. Mais pourquoi 250 000? Pourquoi pas 10 000 ou un million? Y a t'il, sur Terre, un bipède humain doté d'un cerveau normalement constitué ayant pris la peine de lire tous ces documents en détail et, surtout, de les replacer dans leur contexte: qui exactement en est l'auteur, quand a-t'il été écrit, et faisait-il suite à un autre document? Non, bien sûr, mais c'est pas grave, l'important c'est qu'il y ait marqué "confidentiel" dessus et qu'il soit accompagné de 249 999 autres du même acabit.
Sur le principe, enfin: il y a, dans cette frénésie de la divulgation de documents "classés", quelque chose qui ressemble à la "mission" que s'assignent les paparazzi: mettre à nu pour mettre à nu, sans se demander si ce qu'on dévoile présente un quelconque intérêt en soi. Lorsque l'"analyste" de l'IFOP accompagnant son sondage nous parle de "droit à l'information", il se fourre le doigt dans l'oeil jusqu'au coude ou, plus grave, cherche à nous embrouiller sérieusement. Que ce soit sur la "vague" précédente - les documents "secret défense" sur la guerre en Afghanistan, celle qui nous occupe ou les divulgations que Julian Assange nous promet prochainement - les "memos" confidentiels des banques si on en croit l'interview qu'il a accordée cette semaine à Time Magazine - on est, à chaque fois, sur du lourd: la guerre, la diplomatie de la première puissance mondiale, la crise économique.
Seulement voilà: pour que ces divulgations soient assimilables à un "travail d'information" auquel les citoyens auraient "droit", il faudrait qu'à la publication des documents soit donnée un sens. Seuls les journalistes d'investigation et les historiens sont en mesure de transformer des données de l'ordre de celles publiées par Wikileaks en informations de nature à éclairer le citoyen. Assimiler les premières aux secondes, c'est insulter l'intelligence. Lorsque le New York Times publia les "Pentagon papers" en 1971, mettant en lumière les ressorts confidentiels de la stratégie US au Vietnam, l'Amérique voulait en savoir plus sur ce conflit qui la minait. La publication de ces documents avait un but précis - mieux comprendre cette guerre - et s'inscrivait dans un débat bien circonscrit. Les documents, en soi, ne valaient que par l'analyse qu'en faisaient ceux qui les publiaient. Lorsqu'un historien retrouve, dans les archives soviétiques, l'ordre de Staline au NKVD en vue de l'élimination de l'élite militaire polonaise - le massacre de Katyn - et le publie, il éclaire singulièrement la nature du pouvoir soviétique de l'époque. Dans l'un et l'autre cas - les 7 000 pages des "Pentagon papers" et les quelques lignes de l'ordre de Staline - ni la quantité des documents, ni la rapidité de leur mise au jour n'ont constitué des éléments déterminants.
Il est probable qu'à plus ou moins longue échéance des chercheurs au sens large -journalistes ou historiens - finissent par reconstituer certains puzzles à partir des documents publiés par Wikileaks. Mais ils n'y trouveront des réponses que s'ils se posent des questions. Julian Assange et ses thuriféraires ne s'en posent pas. Tout se passe, au contraire, comme si, à la manière d'un Fox Mulder, ils savaient déjà: la vérité est ailleurs, les puissants nous mentent. Ces conspirationnistes tiennent pour acquis que la mise en ligne d'informations "classées" est un coup terrible porté aux tenants du "pouvoir" - l'acharnement juridique envers Julian Assange ("Ah ouais, comme par hasard, on l'accuse de viol, et pis quoi, encore"), l'empressement des gouvernements à se débarrasser du "bâton merdeux" que constitue l'hébergement sur leur sol de Wikileaks,  leur tiennent lieu de preuve de la justesse de leur "combat".
Combat pathétique en vérité, qui voit s'affronter d'un côté des hackers qui traitent l'histoire contemporaine à la façon dont Voici analyse la carrière des célébrités, de l'autre des bureaucrates qui, désormais, ne sauront plus quoi inventer pour dissimuler leurs agissements et leurs pensées, aussi dénués d'importance soient-ils. Et, au passage, redoubleront d'énergie pour renforcer la surveillance électronique de leurs contemporains.  Les uns et les autres, fascinés par la technologie comme des lapins aveuglés par des phares, "raison d'Etat" contre "transparence", mais dans un monde ou chacun de ces mots a perdu de son sens.

Alors bon, je suis "contre Wikileaks". Non parce que ce site porterait atteinte à un pouvoir que je considérerais comme légitimement au-dessus de mes droits de citoyen, mais parce que Wikileaks me prend pour un con: Julian Assange voudrait me faire croire que la mise en ligne de 250 000 papelards confidentiels me rend plus libre parce que plus informé. Des "libertaires" comme ça, les dictateurs en rêvent toutes les nuits.

Ciao, belli

1 commentaire:

Nikita a dit…

Alors là...d'accord pas d'accord.
d'accord, parce que Wikileaks et ses millions de télex n'apporte pas d'analyse au monde d'aujourd'hui. Et que Julian Assange, par certains côtés, tient un peu de la figure du hacker qui déstabilise, par dérision ou goût de la provoc', un système trop bien huilé.
Pas d'accord, car il a quand même osé faire ce dont beaucoup rêvent; et les médias qui focalisent sur les côtés 'juteux' et totalement inintéressants de l'affaire (Sarko est un peu agité, Assange est accusé de viol...) ne font pas justice à ce que ce mec est: une sorte de super AFP de l'ombre. Qui prend de réels risques pour diffuser ses informations; qui
a besoin des journaleux pour faire l'analyse de ces dépêches. Et qui déstabilise un système, car il représente la menace suprême, il est indépendant, insaisissable (enfin plus maintenant), il est motivé par cette lutte.
D'ailleurs, certains organismes de presse indépendants ne s'y sont pas trompés: Assange a besoin de leur soutien, de notre soutien. Pour preuve la déclaration de soutien à Assange faite en décembre par Frontline Club, groupe de journalisme indépendant londonien - qui reçoit toutes les semaines de nombreux intellectuels ainsi que les plus grandes stars de la presse.
http://frontlineclub.com/events/statement-by-vaughan-smith-re-julian-assange.html
Et qui a aussi reçu Julian Assange au moment de l'affaire, je t'invite à aller voir ce clip du débat avec Assange au même Frontline Club
http://frontlineclub.com/events/2010/10/wikileaks-julian-assange-and-daniel-ellsberg-in-conversation.html
Enfin, autre pierre au débat
http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2011/feb/24/julian-assange-tizzy-important-work