mardi 20 janvier 2015

Aux "Charlie" d'un moment

Quatre millions de "Charlie", le 11 Janvier, vraiment? Si on désigne par "Charlie" les défenseurs, envers et contre tout, de l'irrévérence, sûrement pas. Mais il y a que par un étrange ruse de l'Histoire, la mouche-dans-le-lait de la presse française, "Charlie Hebdo", s'est en quelques jours métamorphosé en symbole consensuel. Alors bien sûr la folie meurtrière des jihadistes n'a pas frappé que les rigolos aux crayons entre les dents et leurs collègues, il y a eu d'autres victimes - policiers froidement abattus, quidams massacrés parce que Juifs. Mais le fait est que le sursaut cathartique du 11 janvier qui mobilisa les foules de façon inédite se déploya, volens nolens, sous la bannière de l'hebdo satirique. "Charlie" n'est pas la France, c'est incontestable, mais une bonne partie de la France s'est mise à "être Charlie" l'espace d'un moment. On a glosé - et on glosera encore longtemps - sur les causes profondes et les conséquences probables de ce moment. On dira simplement, ici, qu'il fut réjouissant. "Merci pour ce moment", serait-on tenté d'écrire, si l'expression n'était pas si irrémédiablement galvaudée.

Comme promis - et comme le garantissaient les tombereaux d'Euros déversés de toute part sur l'équipe survivante - un nouveau numéro de "Charlie Hebdo" est sorti le mercredi 14 janvier. A la une, comme chacun sait, le dessin d'un Mahomet empreint de compassion, la larme à l'oeil, portant l'affichette "Je suis Charlie". Sympa, d'un certain point de vue. Mais aussi, on l'aura compris, un monumental bras d'honneur: "vous avez cherché à nous anéantir parce que nous avons persisté à caricaturer Mahomet, allez vous faire foutre".
Et là, du coup, fin de la séquence "émotion". Aux images de la manifestation bon-enfant ont succédé, sur les écrans, celles de foules en colère au Niger, au Sénégal, au Pakistan, au Mali, en Algérie, et que je te brûle des drapeaux français, et que je te proclame la gloire du "martyr" des frères Kouachi et de leur pote Coulibaly, et que je te hurle ma fureur-de-musulman-offensé-dans-sa-foi, et que je te promets la destruction pour tous les mécréants, inch' Allah. Des morts, des blessés, le Quai d'Orsay nous encourage à collectivement serrer les miches. Sous nos contrées, par ailleurs, se font entendre bien sûr les voix de musulmans qui nous expliquent que non, c'est pas bien de représenter le prophète, ce numéro de "Charlie" post-fusillade est une insulte. Mais aussi celle du pape François nous expliquant en substance que la liberté d'expression, oui oui, c'est très important, à condition toutefois qu'elle n'offense pas les religions. (Pourtant, hein, le pape François, si Vatican-II-compatible, espoir de revanche des cathos progressistes... Mais bon, que voulez-vous, il est pape. Et un pape ça n'admet pas qu'on s'en prenne à la religion, c'est le métier qui veut ça, de la même façon que les banquiers ne supportent pas qu'on remette en cause le bien-fondé des produits financiers dérivés).

Et là, certains découvrent un truc incroyable: "Charlie Hebdo" fait de la provocation. Et s'en offusquent, tels Mia Farrow, découvrant qu'elle a enfanté l'antéchrist, dans "Rosemary's baby" de Roman Polanski.

Autour de moi j'ai entendu, ces derniers jours, des trucs comme "là, ils jettent de l'huile sur le feu" ou "tout de même, après le 11 Janvier, ils auraient dû s'efforcer de rassembler plutôt que de diviser" ou bien "franchement, en ce moment, on n'avait pas besoin de ça". Je doute que mon entourage soit statistiquement représentatif de grand-chose mais, qualitativement, mon petit doigt me dit que ce type d'opinion est assez répandu. A tout le moins, la question se pose de savoir si cette "une" est ou non une bonne idée et, en tout cas, il est à peu près certain que nombre de "Charlie" du 11 Janvier se sentent trahis, quelque part.

A ces "Charlie" d'un moment, il conviendrait de rappeler un certain nombre d'évidences:
  • Si "Charlie Hebdo" ne tirait qu'à quelques dizaines de milliers d'exemplaires avant le 7 Janvier, c'est pour une raison bien simple: il ne plaisait pas à tout le monde. De fait, avec plus ou moins de bonheur, de bon goût et de talent, "Charlie Hebdo" entend faire rire en énervant, c'est sa raison d'être
  • Pour un athée comme moi, les religions sont des systèmes de pensée, des visions du monde parmi d'autres et non au-dessus des autres. Un croyant, qu'il soit chrétien, juif, musulman ou bouddhiste a le droit de penser le contraire, mais pas de chercher à m'imposer son point de vue par la coercition. Ni moi, de les forcer à adhérer au mien 
  • Car la République Française, comme d'autres pays en Europe et dans le monde, est laïque: religion et absence de religion y sont également respectables - pas de surmoi des "racines chrétiennes"
  • C'est pourquoi ladite République autorise ses citoyens, s'ils le veulent, à dépenser quelques Euros pour rire de Jésus, Mahomet ou Moïse et, de fait, un éditeur à leur procurer un journal qui racontera des conneries sur Jésus, Mahomet ou Moïse, justement, en échange de cet argent
  • Un(e) croyant(e) a le droit de se sentir offensé(e) par ce genre de transaction, mais à partir du moment ou rien ni personne ne l'oblige à l'effectuer lui(elle)-même, le mieux qu'il(elle) ait à faire c'est de penser à autre chose
A partir de là, regretter que "Charlie" fasse du "Charlie" même s'il est temporairement subventionné par l'Etat et soutenu par des centaines de milliers de dons anonymes, c'est n'avoir rien compris au film. Alors oui, il est vrai que des musulmans de par le monde sont ulcérés par cette énième "provocation" des vilains petits canards de "Charlie", jusques et y compris en nos terres européennes. Et que parmi ces gens, il se trouve potentiellement des individus et des groupes dangereux, nous sommes désormais bien placés pour le savoir.

Cela étant il ne faut rien lâcher aux minorités radicales, qui par ailleurs n'ont pas attendu "Charlie" pour semer la mort et la désolation. Et il ne faut pas imaginer que "Charlie" se devrait de réserver un traitement de faveur aux musulmans en général en s'abstenant de titiller leurs tabous, sous prétexte qu'il seraient déjà victimes de discrimination, de racisme etc...  Au contraire: lorsque l'Islam est tourné en ridicule, les musulmans sont traités à l'égal des chrétiens ou des juifs, en tout cas pour ce qui concerne "Charlie Hebdo". L'intégration, ça s'appelle.

En Septembre 2012, je critiquais ici-même le côté un peu opportuniste et répétitif du remuage de tronçonneuse dans la plaie que faisait "Charlie" à propos de l'Islam. Mais ça, c'était avant. Désormais, qu'on aime ou qu'on déteste "Charlie Hebdo" sans réserve ou juste de temps en temps n'a strictement aucune importance. Ce qui compte, c'est d'avoir envie qu'il existe tel qu'il est, c'est-à-dire "irresponsable"- d'ailleurs c'est marqué dessus.

Aux "Charlie" d'un moment je dirai donc que l'important, ce n'est pas d'"être" (ou avoir été) "Charlie": c'est de laisser "Charlie" être ce qu'il est, même si ça fait parfois mal au cul.


Ciao, belli.


2 commentaires:

Catherine a dit…

Ces gens ne sont pas des Charlie. Ce sont des Charlot.

Gaëlle a dit…

Très bien écrit Riwal!