jeudi 8 février 2007

Contre les sondages, tout contre

Les journalistes et commentateurs politiques, de quelque bord qu'ils soient, manifestent le plus souvent un éloignement de bon aloi à l'égard de leurs sujets d'analyse. Bien sûr, ils ont leurs préférés, et souvent ne s'en cachent pas. Par ailleurs les uns et les autres entretiennent des relations régulières avec le monde politique - déjeuners, dîners, voire plus, si affinités - au point, parfois, de se laisser gentiment instrumentaliser (voir, à ce sujet, l'excellent dossier du "Nouvel Observateur" d'il y a trois semaines). Mais au final, sur la forme du moins, ils se posent en spectateurs, voire en critiques, d'un spectacle qu'ils se font fort de décoder afin "d'éclairer l'opinion".
Notons au passage que ce faisant ils oublient, volontairement ou non, que leur "décodage" fait lui-même partie du spectacle, voire en constitue l'essence même. Illustration: l'une des tartes à la crème du moment consiste à rappeler que Nicolas Sarkozy "communique bien", qu'il "maîtrise les médias". Il parle clair et fort, soit. Et ce d'autant mieux qu'on évite les sujets qui pourraient le fâcher, le pauvre chat, comme les chiffres de la délinquance, ses engagements sur le capital de GDF, etc... Bref, ce type sait très bien répondre aux questions dont il apprécie qu'elles lui soient posées. Et, surprise, on les lui pose. Quand on ne se contente pas tout simplement de lui tendre un micro. Du coup, ce qui n'est que le résultat d'une connivence bien organisée devient un fait politique ("il passe bien") relaté en tant que tel.
Quoiqu'il en soit, feinte ou réelle, légitime ou non, il y aura dans le commentaire, l'analyse du discours et des actes des politiques, une mise à distance raisonnable du sujet.

En revanche, cette distance est nulle dès lors que sont évoqués les résultats des sondages.
Ah, les sondages!
De quoi s'agit-il, en fait? Toutes les semaines, en ce moment, des sociétés spécialisées interrogent de 800 à 1000 personnes âgées de 18 ans et plus (en âge de voter), sélectionnées afin que dans leur ensemble elles reflètent, proportionnellement, l'ensemble du corps électoral: ce qu'il faut d'hommes, de femmes, de jeunes, de vieux, de fauchés, de pétés de thune etc... selon des quotas précis croisés entre eux, en prenant pour référence le dernier recensement disponible de l'INSEE. Par téléphone, via internet ou en face-à-face, on demande à ces gens, donc, pour qui ils voteraient "si l'élection avait lieu dimanche prochain". Puis le plus souvent, on leur demande ensuite ce que serait leur choix en cas de deuxième tour X contre Y, ou X contre Z, Z contre W, etc... Après, on compte combien de personnes ont répondu quoi, on divise par le total, et çà donne un pourcentage. Jusque là, tout va bien.

Ensuite, on va creuser un peu: on va croiser ces réponses avec les caractéristiques des individus: homme, femme, etc... mais aussi avec les réponses à d'autres questions: "De quel parti vous sentez-vous le plus proche?" et, plus croquignolet, "Pour qui avez-vous voté au premier tour de la présidentielle / des législatives de 2002?". Et c'est là qu'on commence à rigoler. Parce qu'ici interviennent ce qu'on appelle les "redressements".
Redresser, c'est quoi? C'est, d'une part, transformer le boulot qu'on a fait en boulot qu'on aurait dû faire. Exemple: d'après mes quotas, j'aurais dû interroger 27 agriculteurs âgés de 45 à 55 ans. Manque de bol, les enquêteurs n'ont pu en trouver que 18 acceptant de répondre à mes questions, ce coup-là. Qu'à celà ne tienne: je multiplie leurs réponses par 1,5, et hop, tout va bien. A priori, si ce genre de tour de passe-passe n'est opéré qu'à la marge, c'est au final une démarche plutôt saine (on va pas faire toute une histoire pour neuf malheureux bouseux, quand même). Mais redresser, d'autre part, c'est aussi "corriger" les réponses. Je m'explique: imaginons que 12% des personnes interrogées déclarent aujourd'hui avoir voté Jean-Marie Le Pen au premier tour de 2002. Tout le monde sait qu'il a fait un peu plus de 17%. Dès lors, amnésie ou refoulement, on constate que le vote Le Pen est "sous-déclaré". On procède alors à une "correction" des intentions de vote pour 2007. Dans ce cas précis, on multipliera les intentions déclarées par 1,41. Et on procédera de même, à la hausse ou à la baisse, avec tous les candidats sur lesquels on constate des écarts entre le souvenir et la réalité du passé, présidentielles ou législatives selon les cas. Çà ne marche évidemment qu'avec ceux pour lesquels il y a un historique ou un parti longuement établi. Pour José Bové, c'est plié: on peut s'attendre à de fortes variations dans les intentions de vote, vu qu'il n'y a pas moyen de les "corriger".
La nature et l'ampleur de ces redressements, bien sûr, varient d'une vague d'enquête et d'un institut de sondage à l'autre. Et relèvent d'une "cuisine interne" que lesdits instituts se gardent bien de rendre publique, même sous la torture. Et dont ils ne s'échangeront pas les recettes, concurrence oblige.
Pour compléter le tableau, signalons que toute mesure effectuée auprès d'un échantillon, aussi "représentatif" soit il, est sujette à incertitude. Toute donnée issue d'un sondage est "vraie" à l'intérieur d'une fourchette probable. Pour faire simple: 11%, dans certains cas, c'est peut-être 10, 11 ou 12%, on n'en est pas sûr. Ce dont on est sûr c'est que c'est plus que 9 ou moins que 13.

Dès lors, sans hurler à la manipulation ou au complot - après tout, l'étude de l'opinion est une science humaine, et il y a une rationalité derrière tout ça - l'attitude la plus raisonnable à adopter face à un sondage politique consiste à le traiter comme un reflet plus ou moins fidèle de la réalité de l'opinion, pour autant qu'une "intention de vote si l'élection avait lieu dimanche prochain" (en vrai elle a lieu bien plus tard, on dit, c'est pour d'la fausse) puisse être considérée comme une "opinion". Disons qu'un sondage enregistre - en acceptant la légitimité des redressements de toute sorte, c'est dur à avaler, des fois - un ensemble de préférences probables à un instant t, parmi une population qui, elle-même, est un reflet fidèle de l'ensemble du corps électoral. Ni plus, ni moins.
Face aux "tendances" (machin monte, trucmuche baisse) ou aux classements (oulala, trucmuche est derrière machin chez les agriculteurs) , la moindre des précautions est de vérifier qu'on a affaire à un vrai mouvement ou une vraie hiérarchie, c'est-à-dire au delà de la zone d'incertitude naturelle.

Tout cela, les journalistes et commentateurs politiques le savent. Sinon, le mieux qu'ils aient à faire est de changer de métier. Dès lors, compte tenu de l'enjeu - il s'agit, après tout d'une élection dont le résultat affecte la vie du pays pour les cinq ans à venir - on pourrait s'attendre de leur part à un certain recul par rapport aux résultats des sondages d'opinion. Bien sûr, on lira ou entendra ici et là :"On sait bien ce que valent les sondages...", ou "ce n'est qu'un sondage..." mais ce ne seront là que précautions oratoires, voire raclements de gorge qui précèdent le discours. Parce que dans la foulée on ajoutera "... il n'empêche que machin a perdu un point par rapport à la semaine dernière/au mois dernier".

A partir de là, on commentera cette "baisse":
  • en passant en revue les divers "événements" de la semaine à savoir, dans la plupart des cas, les "petites phrases" prononcées par machin ou ses concurrents (sous la pression amicale des journalistes, mais on s'abstiendra de le préciser)
  • en développant un ensemble de considérations subjectives sur la personnalité, le parcours, les motivations de machin

Le tout n'ayant généralement qu'un rapport très lointain avec ce que disent les chiffres, pour autant qu'ils disent quelque chose.

Le même commentateur pourra par ailleurs un peu plus tard, dans un éditorial, philosopher sur la vanité des sondages et l'aveuglement qu'il entraîne chez certains politiques "qui ont les yeux rivés sur leur cote de popularité". Alors que les journalistes, eux, bien sûr, savent bien qu'il y a des choses plus importantes.

Un bon journaliste ou commentateur politique se doit d'être contre les sondages. Tout contre. Parce qu'à défaut de fournir une information nouvelle ou fiable, ils constituent des "faits" qui permettent de démarrer une histoire, du genre "la campagne de Ségolène Royal souffre d'un manque de lisibilité" ou "Bayrou, quand l'obstination paie". Ou de la conclure: "gnagnagna, les francais ne s'y trompent pas, puisque machin perd un point par rapport à la semaine dernière". Ca fait plus sérieux, en même temps ça sécurise la dimension "people/course de chevaux" de l'analyse politique. Immense avantage: ça évite de se coltiner des tâches pénibles comme lire un programme, le confronter à ce qu'on a compris des problèmes à résoudre, et interroger le candidat en conséquence.

Bref, les sondages, c'est techniquement un peu compliqué. Mais si on l'oublie, ça rend la vie des journalistes plus facile, et arrête de nous emmerder avec ton débat démocratique.

A bientôt

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