lundi 5 mars 2007

"Dérive populiste"

Vous l'avez sûrement remarqué: un rituel multi-décennal a pour ainsi dire disparu de nos écrans de télévision à l'occasion de cette campagne électorale: le face-à-face entre un ou plusieurs candidats et des commentateurs "spécialisés", des Pierre-Luc Séguillon, des Jean-Michel Aphatie et autres Alain Duhamel. On se souvient du "Taisez-vous, Elkabbach", lancé par le très regretté Georges Marchais à son interviewer en 1981, avant que ce dernier ne se retrouve quelque temps au placard pour cause de giscardisme. Au passage, ledit Elkabbach s'était fait une réputation de journaliste-qui-ouvre-sa-gueule-même-si-ca-déplait (à moindre frais tout de même que s'il avait exercé à Moscou ou Santiago), d'ailleurs il en avait même fait un bouquin, comme quoi à quelque chose malheur est bon.
Autres temps, autres moeurs: trois reporters de France Télévision ont récemment organisé et fait signer (par 10 000 personnes, apparemment) une pétition: "Appel des journalistes de l'audiovisuel public pour des débats contradictoires" (Le Monde.fr, 02/03/07). La pétition porte sur l'exigence d'un strict respect du temps de parole, demande la présence d'autres commentateurs que les "experts en pensée néo-libérale" (pas très sympa pour Jean-Marc Sylvestre, qui nous fait bien rire, tout de même) mais aussi déclare: "Nous ne pouvons cautionner la dérive populiste qui consisterait seulement à donner la parole à des panels de citoyens interpellant directement les candidats, les journalistes étant cantonnés dans le rôle de M. Loyal porteurs de micros et ne pouvant exercer leur droit de suite sur les propos tenus par les différents candidats." Nous y voilà.
En effet fleurissent sur les principales chaînes de télévision ces exercices ou des citoyens lambda - cependant dûment sélectionnés par TNS ou autre pour être "représentatifs" - interpellent un ou plusieurs candidats en lieu et place des journalistes. Exemple-type: "J'ai une question à vous poser" sur TF1. Soyons clair d'emblée: je n'ai personnellement pas regardé d'émission de ce genre, aussi les quelques remarques qui suivent sont inspirées par le principe même de cette innovation, non par mon expérience de téléspectateur. Comme disait Cavanna: "J'ai pas lu, j'ai pas vu, mais j'ai entendu causer".
Tout d'abord, à l'origine de ce phénomène, un constat bêtement marchand: l'audience des émissions politiques n'avait cessé de baisser ces dernières années. Moins d'audience, c'est de l'écran publicitaire moins cher, donc moins de fric. Quand on s'appelle TF1, moins de fric, même juste un tout petit peu moins, c'est carrément inenvisageable. TF1, à la limite, aurait pu décider de se passer d'émissions politiques, mais en période électorale çà la fout un peu mal. Et puis servir la soupe aux uns et aux autres (surtout au petit, là, le copain du patron) çà peut servir. Du coup chez TF1, on se gratte la tête et on se dit: faut changer de format, coco. Et quand on s'appelle France 2 et qu'on s'est donné pour mission de faire comme TF1, mais en plus cheap et avec l'argent du contribuable, on suit.
Nécessité d'un nouveau format, donc. Là-dessus se greffe un diagnostic: la désaffection des français, ces vingt dernières années, à l'égard de ce qu'il est convenu d'appeler "les corps intermédiaires": partis politiques, élus, syndicats, églises et... journalistes. Du coup on se dit: "Et ben voilà, on se passe des journalistes et on met des vrais gens en face des politiques". Pour emballer le tout, on explique que c'est vachement mieux comme çà, parce que vous pensez bien, les questions seront bien plus spontanées. Apparemment çà marche, du coup tout le monde s'y met, y compris France 3. L'histoire pourrait s'arrêter là, tout va pour le mieux dans la meilleure modernité possible, the times they are a-changin': le téléspectateur reprend goût aux émissions politiques, des citoyens "normaux" prennent la parole, les candidats s'expriment auprès d'une large audience. Effet collatéral qui fait également chaud au coeur: les actionnaires et les dirigeants de TF1 retrouvent le sourire.
Oui mais voilà. Tout cela laisse à certains un goût amer, notamment aux journalistes politiques. Voilà des années qu'ils toisaient de haut élus, dirigeants de partis, syndicalistes et curés, expliquant à longueur d'éditos que ces gens-là avaient perdu le contact avec le corps social, que les temps étaient aux "collectifs", aux "initiatives citoyennes" et aux sectes syncrétistes à tendance bouddhiste. Ils étaient certainement bien peu à imaginer que la logique tendant à réduire à néant la fonction de représentation s'appliquerait un jour à leur profession. D'où leur stupéfaction, dont la pétition verbeuse évoquée plus haut est un symptôme.
"Nous ne pouvons cautionner la dérive populiste...". Mais qui vous demande de cautionner quoi que ce soit? Tout le monde s'en fout depuis belle lurette de votre "caution", du moment que l'audience augmente et les profits avec. Quant à "dérive populiste", arrêtez un peu avec les gros mots. Sarkozy parle de "racailles"? "Bouh, le populiste, disent les journalistes". Ségolène Royal parle de "démocratie participative"? "Bouh, la populiste, disent les mêmes journalistes". Même si çà n'a rien à voir. "Populiste", en gros, pour le commentateur politique de base, désigne toute attitude, commentaire ou idée d'un(e) politique cherchant à se "reconnecter" avec les citoyens, avec plus ou moins de bonheur et d'élégance.
Cela étant admettons-le, il y a problème. Le problème, c'est que construire "du" politique, sauf quand on s'appelle Le Pen ou Besancenot, çà veut dire se coltiner le réel. Et le réel (la société, l'économie, l'environnement international, européen et au-delà) c'est compliqué. "Le" politique est par définition amené à arbitrer entre des aspirations, des besoins contradictoires. Et cet arbitrage est, de nouveau, complexe, car il générera de facto autant de frustrations chez les uns que de satisfaction chez les autres.
Dès lors, une succession d'interpellations des candidats par des "citoyens de base" peut constituer un exercice intéressant, mais ne peut constituer l'intégralité de la "couverture" du débat présidentiel. De même que l'objectivité n'est pas la somme des subjectivités, l'addition des soucis, des questionnements individuels ne peut donner la totalité des enjeux collectifs. Il arrive un moment ou des "intermédiaires" sont nécessaires, qui faciliteront la lisibilité du discours politique (forcément "compliqué" et contradictoire) et permettront d'en signifier les enjeux généraux.
Les journalistes politiques ont toute légitimité à jouer ce rôle, c'est même leur vocation. A condition que leur questionnement ne se limite pas aux querelles de personnes et à la quête effrénée de "petites phrases", voire à la valorisation de leur ego - avec des questions du genre "ne pensez-vous pas que..." - spécialité d'un Alain Duhamel. Or c'est ce que la plupart se sont contentés de faire ces, disons, vingt-cinq dernières années, notamment dans l'audiovisuel. Il se trouve que ce petit jeu a fini par lasser - contribuant au passage à discréditer le politique et nourrissant l'abstention - à suffisamment grande échelle pour que les courbes d'audience des émissions politiques se mettent à décliner significativement. Qu'un marchand d'écrans de pub comme TF1 envisage de se passer de leurs services et finisse par le faire pour de bon, rien de plus logique.
Remplacer des journalistes par des citoyens lambda, c'est de la pure démagogie, assurément. Mais je ne suis pas bien sûr que cette "dérive" soit "populiste". Ce dont je suis sûr, c'est que cette "dérive" a commencé il y a bien longtemps. Une dérive vers la facilité, l'à-peu-près, la connivence, l'anecdotique, le nombrilisme d'un entre-soi médiatique.
Alors tu peux faire toutes les pétitions que tu veux, camarade. Mais si on devait en faire signer une contre la connerie, tu serais mal placé pour demander un stylo.
Allez, salut.

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